Sous la Prade

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  • Le Temps
Nous allions souvent jouer au bord de la voie ferrée. A une vingtaine de minutes du village, le grand champ de la Prade se terminait par un coteau abrupt couvert de broussailles qui descendait jusqu'à la voie. Là, une barre rocheuse légèrement en surplomb formait une sorte de cavité peu profonde, abritée du soleil et de la pluie, et dont le sol sablonneux était assez confortable pour accueillir nos fonds de culottes de petits vacanciers.
Bien sûr, le train était dangereux, mais nous avions l'habitude de marcher le long d'une voie. Les locomotives étaient à vapeur. On entendait leur « tchou tchou » suffisamment à l'avance pour se garer sur le côté. De temps en temps, quand l'air était trop sec, les escarbilles envoyées par la chaudière allumaient des feux dans les taillis sur le bord des voies, mais ça n'était encore jamais arrivé sous la Prade. Toujours est-il que le secteur étant très escarpé, le détour par la route allongeait de beaucoup le trajet. Aussi empruntions-nous régulièrement le raccourci en suivant le chemin de fer.
Cet après-midi-là, comme tous les jours quand j'étais en vacances, après le repas de midi pris chez ma grand-mère, j'avais fait le tour du village pour retrouver les autres. Une sécheresse peu commune s'était abattue sur le Causse depuis trois semaines. L'un était parti avec son père pour remplir la citerne à la fontaine du bas, l'autre réparait sa mobylette... Les lyonnais avaient déserté leur maison. Je décidai alors d'aller voir sous la Prade.
J'y ai trouvé Gabriel. Lui, je ne le supportais pas bien. En bande, avec les autres, ça allait à peu près. Et encore... Il allait au lycée agricole. C'était le plus âgé d'entre nous. La veille, il m'avait pris ma casquette rouge pour me faire enrager. Moi, il fallait absolument que je l'aie pour me couvrir, sinon le soleil me donnait des maux de tête. Mais eux, ils avaient joué à faire des passes avec, puis Gabriel l'avait envoyée dans un arbre pour faire rigoler les filles, et moi j'avais dû grimper pour aller la chercher sous les quolibets du genre « parigot tête de veau ».
Quand je suis arrivé, Gabriel était seul, en train de se tailler un lance-pierre dans une branche fourchue de noisetier, pour dégommer les oiseaux, ceux qui mangent dans les semis... Je l'enviais un peu, parce que moi je n'avais pas le droit. Il m'a demandé où étaient les autres, puis il a dû dire un truc qui ne m'a pas plu, et on s'est embrouillés. Je l'ai planté là, et je suis reparti. Je sautais rageusement à grandes enjambées d'une traverse à la suivante au milieu des rails. Soudain, dans mon dos, le sifflet du train m'a fait sursauter, et je me suis rangé vite fait pour le laisser passer. J'ai bien vu qu'il avait laissé une petite flammèche de rien du tout qui rampait dans l'herbe. Mais ça ne m'a rien évoqué, j'avais envie d'aller jouer ailleurs... Ma colère passait, le soleil me chauffait le crâne et quelque chose bourdonnait dans mes oreilles de manière insistante. Je suis remonté sans me presser jusqu'à la grange de Couderc pour y trouver de l'ombre.
J'étais posté à la lucarne, en train de jouer au cow-boy solitaire, quand j'ai vu la fumée monter du fond de la Prade. Ça m'amusait que les Indiens fassent des signaux de fumée pour avoir mon scalp. J'entendais leurs horribles cris de guerre. Ensuite c'étaient les sirènes des pompiers et je suis allé voir. Tout le coteau était embrasé au bord de la voie. Le temps que j'arrive, trois camions avaient traversé le champ pour arroser par le haut. Ils ne m'ont pas laissé approcher. Je les ai vus sortir une forme enveloppée de plastique sur un brancard. Sur le coup, je n'ai pas fait le rapprochement. Je suis rentré à la maison. Le corps sur la civière des pompiers, c'était Gabriel. Mémé venait de l'apprendre par une voisine. Elle était catastrophée. Il fallait qu'elle aille visiter la famille. Moi je ne voulais pas sortir. En fait je me demandais si j'aurais dû donner l'alerte... Mais à qui ? Les jours passèrent.
C'est seulement au matin de l'enterrement que j'ai vraiment réalisé que Gabriel était mort dans l'incendie sous la Prade. Pas brûlé vif, non : asphyxié par les fumées brûlantes quand le feu l'avait pris au piège sous l'abri du rocher. Dans l'église, il y avait un peu de fraîcheur. C'était supportable. Mais dehors il faisait encore trop chaud. J'ai salué la famille pour les condoléances. La suite, le cimetière... j'ai oublié. Je me souviens vaguement de la rentrée des classes. J'avais toujours une chaleur aux tempes, comme si mon crâne allait exploser, et je ne voulais plus aller à l'école. Ni hématome ni température. Rien à la radiographie... Mes parents m'ont envoyé consulter un psychologue.
Le docteur m'a répété que je n'y étais pour rien, pour Gabriel, que c'était le train. Il ne fallait pas que je me ronge... A mon âge je n'aurais pu ni éteindre le feu ni l'aider à s'en sortir. Que même si j'avais pu appeler des secours, ils seraient arrivés trop tard. Il disait aussi que le sujet de la dispute n'était pas anodin. Qu'il fallait que je me rappelle pourquoi nous nous étions querellés. J'essaie encore. Je crois que Gabriel se vantait de la manière dont il tuait les chats... Mais ça ne veut pas me revenir. Les médecins n'ont jamais réussi à soigner mes céphalées. Pourtant j'ai subi tous les examens possibles. Je m'y suis habitué, enfin si on peut dire... J'essaie de temps en temps un nouveau traitement, mais rien n'y fait.
Récemment je suis passé vers la Prade en voiture. Aujourd'hui, il y a un pont de l'autoroute qui enjambe le chemin de fer, et une aire de repos remplace la prairie. Mais je n'avais pas le temps de m'arrêter parce que j'avais mes médicaments à prendre. Je pense que le psy avait raison : il ne faut pas que je laisse la culpabilité pourrir ma vie. N'empêche, quand je sens des brûlures à l'intérieur de ma tête, j'entends encore les cris de Gabriel.

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