Soudés comme un mot

Raphaëlle Frémont <br><i>Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais</i>

Raphaëlle Frémont Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais

Il y a un gars qui est venu hier. Fin, blond, cool. Il a demandé à nous parler. À nous. Pourtant, d'habitude, personne ne vient nous voir ici. Enfin à part la famille, c'est vrai. Mais dans ma banlieue, c'est toujours les mêmes têtes depuis... depuis ma naissance en tout cas.
Alors c'est vrai que depuis quelque temps, il y a des petits changements. La petite brune avec son drôle de chignon, la blonde au joli nez... elles viennent faire des ateliers d'art créatif, ou elles en amènent certains dans des musées. Pas moi. Je préfère regarder, rester en dehors. Je me méfie un peu.
Mais lui, il était sympa. Il s'est assis avec nous et il nous a regardés dans les yeux. Tous. Même moi.
Il nous a demandé s'il y avait un mot qui nous représentait, ici, à la Fauconnière de Gonesse.
Moi j'ai rien dit, comme toujours.
J'ai écouté. Ils ont débattu : ensemble ? Frères ? Ma tante s'est levée et a crié qu'elle en avait assez de ces mots où il n'y avait que des hommes ! J'avais envie de disparaître, et j'ai gratté un peu le vernis de mes ongles. Lui, il a souri et il n'a pas jugé.
Ils ont fini par choisir le mot : soudés.
Franchement, je n'aurais pas choisi ça. Soudés ? Moi je connais surtout la solitude ici.
 
Mais ce que je sais, c'est que ça veut dire qu'il va revenir.
Il a installé une sorte de grue avec un grand panier en haut, et il peint, plusieurs heures tous les jours. Ma fenêtre donne pile de l'autre côté. Je ne le vois pas, alors je dois descendre. Au début j'osais pas, mais comme il fait beau, je m'assois sur les marches en face. Une fois, Ahmed est passé et m'a demandé ce que je faisais là. J'ai désigné le mur du menton. Et il s'est assis à côté de moi pour regarder aussi. Ça m'a fait un peu bizarre, j'ai pas l'habitude d'avoir quelqu'un à côté de moi. Ma mère trouve étrange que je préfère lire et jouer à des jeux vidéo dans ma chambre plutôt que de sortir. Je vois bien que ça la rend triste, mais je ne sais pas trop quoi leur dire, moi, aux autres.
 
Camélia et sa bande ont repéré mon spot avant-hier. J'ai eu peur parce que Camélia me harcelait en primaire. Une fois elle a même coupé une de mes mèches de cheveux en classe. Depuis, j'ai les cheveux courts. Mais finalement, ils sont venus regarder Seb peindre, avec moi. Et maintenant je sais son nom. Je ne sais pas si c'est parce qu'il a compris que j'avais peur, mais il est venu nous parler quand il a fait une pause. Il s'appelle Seb Toussaint. Il est street artiste, il peint sur les murs. Et il peint partout dans le monde. À chaque fois, il peint le mot choisi par les habitants. Dans toutes les langues. C'est beau, ça donne de l'espoir.
 
D'ailleurs, ce matin, Camélia m'a dit bonjour. Pas pour m'intimider, juste comme si... on se connaissait. C'est la première fois en treize ans. Et Ahmed est revenu s'assoir à côté de moi, avec Alexis et Rachid. Je leur ai raconté ce que je savais sur Seb, et on a discuté. Ça aussi, c'était la première fois.
 
Et ce midi, ma tante nous a descendu des trucs à manger. Lila et Wilfried de la bande de Camélia sont venus avec nous. On a même rigolé.
En fait, je crois que pour la première fois, je nous ai sentis... soudés.
 
« Soudés » de Seb Toussaint
Seb Toussaint, artiste contemporain franco-britannique, lance le projet « Share the Word (Partager le mot) » en 2013, avec le photographe Spag Bertin. À chaque nouvel épisode du projet, Seb Toussaint passe un mois au sein d'une communauté marginalisée et peint ensuite sur les murs, avec les habitants, un mot choisi ensemble. Les formes et les motifs de la fresque évoquent des endroits du quartier où se déroule le projet. Pour « Soudés », le bleu rappelle la piscine qui se trouve aux alentours.

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