Solitude

« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître.» Après une vie d'aliénation, ce furent les mots que j'eus enfin le courage de lancer à la pire des amies : La solitude. Puis, lorsque je racontais ma libération à mon frère il me questionna :

« - Qu'est-ce que la solitude ?

Sans réfléchir je rétorquai presque immédiatement :

- La solitude c'est le vide constant autour de soi. C'est se sentir perdu, esseulé de désespoir quand tu sais que personne ne pourra te sauver. C'est incarné la tristesse d'un moment que tu ne peux que laisser échapper. Je la connais la solitude, aussi pernicieuse que délicieuse, elle te prend partout, aux heures les plus sombres de la nuit comme aux premières lueurs de l'aube. C'est voyager sans but, sur un radeau, à travers un océan houleux, en connaissant la tragédie de la fin.

- Tu n'entrevois même pas une lueur d'espoir dans ce voyage ?

- Si, mais on navigue juste avec l'espoir de se faire dévorer par l'écume des vagues.

- C'est triste et pourtant tu souris tout le temps...

- La solitude, dis-je en lui caressant ses cheveux doux, c'est apprendre à sourire avec des yeux exténués par les sanglots qui jaillissent. La solitude c'est être incapable de donner un sens à une compagnie aussi familière soit-elle. C'est aimer, créer des liens sans jamais rien laisser transparaître de ce qui nous habite.

- Tu sais que, moi, je serai toujours près de toi, murmura-t-il en plantant ses yeux bleu clair dans les miens, je souris.

- Oui, je sais.

- Dis-m'en plus, je veux mieux la connaître pour pouvoir la faire disparaître ! Lança-t-il les poings serrés.

- Alors, c'est aussi se montrer sans jamais se dévoiler. La solitude c'est quand les personnes les plus proches ne te connaissent pas et que tu as beau lever les yeux vers le ciel, la seule chose que tu vois c'est les ténèbres.
- Je serai ta lumière alors ! Regarde, mes yeux sont bleus comme le ciel et comme l'immensité de la mer, tu n'as qu'à les prendre ! Dit-il avec un air déterminé alors que je continuais de sourire et de lui caresser ses beaux cheveux.

- Je serai l'oiseau qui vole à travers ton ciel alors ?

- Oui tu vas voir, je t'offrirai l'infini ! Dis-m'en plus encore sur la solitude ! Je veux tout savoir pour la tuer.

- La solitude c'est comme cueillir un fruit frais, le laisser quelques jours au soleil et revenir pour le trouver pourri.

- Je te cueillerai des fruits frais et vermeils tous les jours alors !

- C'est une déception constante des apparences, des premières rencontres qu'on croit ancré en nous à vie mais qui ne le sont pas. Ressentir la solitude c'est être un idéaliste qui déteste la réalité et qui ne l'acceptera jamais. Être seule, c'est être triste, triste des moments perdus, des rencontres oubliées.

- Pour ne pas oublier, la maîtresse a dit qu'il fallait écrire...

- Ah oui... Mais la solitude te fait tout oublier. C'est les affres de l'humanité en plein milieu d'un désert de vacuité. C'est le néant qui se multiplie sans arrêt. La solitude c'est comme une promesse qu'on ne peut pas tenir. C'est se sentir trahi par la vie.

- Trahis-la avant !

Lorsque j'entendis ces mots, j'arrêtai soudainement ma main et je poursuivis comme si de rien n'était.

- La solitude, c'est se persuader de la réalité des mythes et de s'y conformer. La solitude c'est être capable de sauter n'importe quand, dans n'importe quel gouffre pour s'y éteindre en espérant que l'éternité n'est qu'un mensonge inventé par les fous.

- Ah, encore un peu d'espoir...


- Être seul c'est être un spectateur de l'effervescence du quotidien et vivre dans un silence qui compresse jusqu'à la moelle. Le cœur des âmes esseulées bat au ralenti, comme s'il voulait tout ressentir deux fois plus que la normale.

- C'est vrai qu'il bat lentement ton cœur... Mais, au moins, il bat ! J'aime bien sa mélodie.

Je le regardais tendrement quand il parlait.

- Tu sais, les solitaires ont une sensibilité extrême envers tout ce qui les touche.

- Je pense que c'est précieux ça.

- Peut-être, mais les solitaires c'est des pierres que l'on jette dans les mines de diamants pour qu'au milieu de la préciosité, la seule chose qui détonne soit finalement la moins rare et la moins belle de toutes.

- Les diamants, je trouve que c'est moche, je préfère la pierre que tu représentes, t'es encore plus extraordinaire. C'est quoi encore la solitude ? Je veux devenir un dragon pour la brûler.

- La solitude c'est une foule du pire des émotions qu'un être puisse ressentir condensée dans un seul corps. La solitude, c'est voir incessamment des couleurs fades et sans vie. C'est tout goûter sans apprécier, tout connaître sans rien savoir.

- Je vais te peindre plein de tableaux colorés, tu verras de nouveau l'arc-en-ciel, crois-moi ! Me dit-il tout fier et je souris encore une fois.

- Les pensées d'un solitaire sont comme les blizzards des hivers les plus froids qui flagellent des fleurs fragiles et printanières.

- C'est horrible !

- Oui et c'est le gel tout le temps. C'est être figé dans une heure qui ne passe jamais, être coincé dans le nœud d'un sablier sans avoir une chance de s'en sortir.

- Casse le sablier ! S'emporta-t-il


- La solitude c'est terrible. La solitude c'est un fantôme titanesque qui te hante et qui te glace le sang.

- Moi, j'ai pas peur des fantômes ! M'affirma-t-il en bombant son petit torse.

- T'es fort, tu sais ?

- Oui, je sais ! Dis-m'en plus encore maintenant pour que je « flagelle » cette solitude aussi.

- La solitude c'est lire des mémoires et peut-être s'identifier aux défunts. La solitude c'est le ressassement de l'avant sans aucune certitude d'avoir ni projet ni avenir. Or être humain c'est vivre, rêver et concevoir les plans du futur qui s'offre à nous. Le futur ne s'offre pas aux solitaires, il s'y dérobe, il s'enfuit à la vue de leur regard. Alors s'il n'y pas de futur mais que le passé, on s'éteint dans une capsule de torture éternelle...

- Je t'offre le mien alors !

Je continuai sans tenir compte de sa remarque :

-... Et on meurt à petit feu dans une dystopie sans échappatoire.

- C'est quoi une dystopie ? Me questionna-t-il.

- Tu sauras plus tard... Bref la solitude c'est avoir mal, c'est souffrir d'une douleur inexprimable. Une douleur qui te prend de partout : au ventre, à la tête, aux bras, aux jambes, au cœur... La solitude c'est être convaincu qu'on n'appartient à aucun endroit, que notre maison n'est nulle part et que notre identification à un lieu demeurera à tout jamais impossible. La solitude c'est Le spleen de Baudelaire, « le Lac » de Lamartine, Les confessions de Rousseau sans le romantisme de la présence à soi-même et de la réponse qu'on lui donne. La solitude c'est une flamme minuscule qui annonce le plus tumultueux des incendies. La solitude c'est le désarroi face à la guerre des gens qui s'aiment. La solitude c'est se reconnaître peut-être dans la nature qui dépasse l'entendement. La solitude est l'énigme et le mystère de toute mon existence car le parchemin qui me l'explique est couvert de hiéroglyphes. La solitude c'est plonger son nez dans notre chevelure préférée et ne jamais voir le visage qu'elle orne. C'est vouloir un instant assouvir le désir de s'abandonner dans la chaleur de quelqu'un en restant de marbre devant les bras qui frayent le chemin. La solitude c'est perdre confiance en tout ce pourquoi l'humain est fait essentiellement et ce n'est pourtant pas l'ennemie que tous les esprits insaisissables pensent qu'elle est. Car la seule présence qui n'ait jamais accompagné un solitaire c'est sa solitude qui ne sera jamais passagère. La solitude c'est chercher sans trouver. Car on ne trouve que ce qui existe. M'enflammai-je finalement.

- J'ai pas tout compris, mais je sais que t'es plus forte. Tu te souviens ? Tu t'en es libéré !

- Ah, oui. dis-je tristement. Tu sais je ne pense pas que ce soit aussi facile. »

Il se leva et le souffle de sa compagnie se dissipait alors bien loin dans les souvenirs ensevelis par le temps.

« - Je suis là

- Merci, maître. »