Soleil de minuit

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Un instant inoubliable. Le temps s'était arrêté. Plus rien ne comptait que cet instant. C'était tellement beau. Un soleil, un magnifique soleil. Tout jaune, brillant, aveuglant était soudainement apparu dans la nuit noire. Dans le ciel sans étoile. Un large sourire se dessina sur mon visage. Mais j'y pense, on est en pleine nuit, pourquoi il y a du soleil ? Parce que tu rêves ma petite, me chuchota soudainement une voix venue je ne sais d'où. Je rêve ? Soudain, la lumière devint trop forte, m'aveuglait. La chaleur de ce soleil nocturne se mit à me brûler la peau. Je voulu crier mais aucun son ne sortit de ma bouche. La chaleur s'intensifia, la lumière devint trop forte. La chaleur, la lumière...  Je me levais en sursaut de mon lit. Ce n'était qu'un rêve. Rien qu'un rêve. Et pourtant, mon front dégoulinait de sueur. J'avais beaucoup de mal à respirer. Ma gorge était comme nouée. Je haletais. Je suffoquais. Je me levais et me dirigeais vers la fenêtre. Je l'ouvris. Une bouffée d'air pur s'engouffra dans la pièce blanche de l'hôpital. 
 
_Comment tu vas ?
 
C'est mon frère jumeau. Il était debout sur le seuil de la pièce, un mouchoir blanc sur une main, l'autre dans sa poche. Je ne l'ai pas entendu entrer.
 
_Tu sais frérot, parfois je m'en veux. Je m'en veux tellement de t'imposer tout ça. Tu passes tout ton temps à mes côtés. Tu ne te reposes presque jamais. Je...
 
_Arrêtes de déblatérer des bêtises pareilles Awa. Tu es tout ce qui me reste. S'il t'arrivait quelque chose, je ne m'en remettrais jamais, affirme-t-il en entrant dans la pièce. Il me pris  dans ses bras. 
 
Des larmes commencèrent à couler de mon visage. Il les essuya avec le mouchoir qu'il tenait. Un sourire se dessina sur mon visage.  C'est moi qui ne m'en remettrais pas s'il lui arrivait quelque chose. Notre vie n'a jamais été rose, mais depuis ce fameux jour, les choses ont empiré. Un lundi du mois de juillet. J'avais douze ans. On habitait à Get-Ndar, un quartier de la région de  Saint-Louis situé au nord-ouest du Sénégal. Grand-frère était pêcheur, maman couturière. On n'était pas riches, mais on vivait heureux. Après m'être faufilée dans les ruelles exiguës et animées du quartier, j'arrivais devant chez moi. Il y avait un attroupement. Je ne comprenais pas. Qu'est-ce qui se passe, pourquoi il y a autant de monde ? Il y avait beaucoup de gens, beaucoup habitaient dans le quartier, d'autres non. Soudain une question me vint à l'esprit ? Où est grand-frère ? Je me mis soudain à rechercher maman du regard. Je la vis assise sur une chaise, la tête entre les mains. Maman, où est Samba ? Elle leva les yeux vers moi. Ils étaient rougeoyants. Une voisine assise près d'elle essayait de la consoler. Une main se posa soudainement sur mon épaule gauche. Je me retournais et vis mon frère jumeau, le regard grave.
 
_Il est parti. Il ne reviendra plus. Il a pris la mer.
 
Il a pris la mer. Qu'est-ce que cela veut dire ? Pourquoi la mer ? En le fixant droit dans les yeux, je lui demandais :
 
_Pourquoi il est parti ? 
_Parce qu'il n y a plus assez de poissons dans l'océan. Parce qu'il n'y a pas de travail. La vie est devenue trop dure.
 
Adama me prit soudainement la main et m'entraina à l'extérieur de la maison. Je ne dis rien. On marcha jusqu'au bord de la mer. Il s'arrêta et se mis à contempler l'immensité bleu devant nous. Je fis pareil. Il déclara sans quitter la mer du regard :
 
_Ce matin, j'ai vu aux infos qu'une pirogue a disparu en mer. Il y a eu un seul survivant. Les autres sont introuvables. Grand-frère en fait partie. Il ne reviendra plus. Il est mort. Avant de partir, il y a une semaine, on est venu ensemble ici. Il m'a dit qu'il voulait changer de vie, qu'il n'en pouvait plus de la misère. Et qu'il ne voyait pas d'autres solutions. Payer les frais scolaires, assurer les dépenses quotidiennes sans parler de la maladie de maman.  Il ne supportait plus de la voir souffrir. 
Des larmes perlèrent mon visage. Adama me serra la main.
 
_Je serais là pour vous deux, quoi qu'il arrive.
 
Il a toujours été très fort et mature, malgré son jeune âge.
 Un mois après la mort de grand-frère, maman est partie elle aussi. Elle avait le diabète. Adama a trouvé un boulot de livreur en plus d'être serveur dans un restaurant. Mais cela ne suffisait pas à couvrir les frais médicaux de maman. J'étais inconsolable. C'est à partir de cette tragédie de je suis devenue épileptique.
 
Je tournais la tête vers la fenêtre. Un magnifique ciel étoilé s'offre à ma vue. La lune était d'un blanc laiteux. Sa vue m'apaisa.
 
-Comment ça va au boulot? 
 
_T'inquiètes pas pour moi. J'ai 24 ans. Je suis plus un enfant. 
 
Il est têtu comme une mule. Il s'occupe de tout le monde mais ne parle jamais de ses problèmes. Pas la peine d'insister. Il dira rien.
 
-Et les infos ? Il se passe quoi ?
 
-Le phénomène de l'émigration clandestine s'accentue. Dernièrement, il y a beaucoup de gens qui risquent leur vie en mer. Le chemin est long est périlleux. Pour un avenir meilleur. Pour voir l'horizon, un nouveau jour se lever.
 
J'y ai beaucoup pensé depuis la mort de Samba. S'il y avait des opportunités, de l'emploi, et que la pauvreté avait diminué, il n'y aurait pas eu toutes ces tragédies. Les gens ont besoin de vivre dignement. Aller à l'école, avoir accès à des soins de santé, manger à sa faim, trouver un travail décent tout le monde en a le droit. Mais quand toutes ces choses deviennent inaccessibles au plus grand nombre, la réalité peut se traduire en cauchemar. J'ai toujours été de nature pessimiste, mais depuis que je suis tombée malade, j'ai une vision du monde radicalement différente. Je comprends la souffrance des gens qui ne peuvent pas se soigner parce qu'ils n'ont pas suffisamment d'argent pour subvenir à leurs besoins. A croire que tout tourne autour de l'argent.
Et pourtant, j'ai la ferme intuition qu'il faut insuffler à ceux qui n'en ont plus l'espoir. De s'accrocher à la vie, ne rien lâcher. Mais face à l'adversité, on n'a toujours pas la même attitude. Passer sa vie entre quatre murs blancs, ne pas sentir la chaleur du soleil, ni entendre les gens rire ou les oiseaux chanter. Alors que faire ? S'accrocher ou lâcher prise ? Ou garder espoir que les choses iront bien. Mais comment garder espoir quand on ne voit pas le bout du tunnel ? Je n'ai pas la réponse à cette question. Mais j'ai décidé de rester forte. Le soleil va bientôt se lever. Un nouveau jour s'annonce, avec son lot de peines et de joies. 
 
 
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