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Histoire d'art
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Solastalgie
Raphaëlle Frémont <br><i>Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais</i>
Solastalgie. Ce mot, je l'ai découvert il y a presque un an quand j'ai voulu comprendre ce qui se passait dans ma tête. Depuis toute petite, j'ai ce sentiment gris, sourd, que c'était foutu. Que la planète est en train de crever, et qu'en plus on y était tous pour quelque chose.
Toutes mes joies étaient teintées par ça. De ma dernière paire de chaussures à mes sorties piscine. Rien n'allait, tout ce que je faisais, ce n'était jamais bien, jamais assez.
Mes parents se sont inquiétés, et ce sont les psys qui ont posé le mot. Certains étaient sympas, d'autres franchement terrifiants. Encore plus gris que moi. Et puis il y a eu Hadjila. C'était même pas la psy, c'était la stagiaire. Elle fait des études de psycho, et elle m'a posé des questions. Elle a un sourire dans les yeux quand elle parle. Comme si elle ne voyait pas le gris. J'ai pas pu m'empêcher de sentir qu'il y avait là, en elle, quelque chose à comprendre, quelque chose dont j'avais besoin pour me sentir mieux. Et j'ai commencé à la voir toutes les semaines. J'avais envie de lui poser des questions. Hier, elle n'a pas répondu. Elle m'a demandé une seule chose : d'aller au musée des Abattoirs de Toulouse, et de lui raconter ce que j'avais vu.
Une fois là-bas, j'ai vu... des tapisseries. Rouges. Couvertes de plantes et d'animaux. Avec une femme, parfois deux, un lion, et même... une licorne. C'était comme si j'étais dans un livre de ma petite sœur, mais en vieillot. Au début, j'ai trouvé ça un peu moche, j'avoue. Mais à un moment, j'ai remarqué que la dame avait l'air de pleurer, et ça m'a plu. Et j'ai vu la date : 1500. Sérieusement ? On pouvait déjà être gris il y a 500 ans ? Malgré la nature qui était encore belle, malgré toutes ces espèces qui n'avaient pas disparu... ils n'avaient pourtant pas conscience que tout allait être menacé ! Quel gâchis ! Attention, Hadjila me dirait probablement que je projette mon gris sur cette femme. D'ailleurs, je n'ai lu nulle part qu'elle était triste, c'est sans doute pas ça que je devais voir.
Et c'est là que je l'ai vu. C'était presque la même tapisserie que celle d'en face. Rouge, des plantes, des animaux... mais au milieu, un énorme bulldozer qui coupe les arbres, saccage la nature. J'ai su que c'était ça qu'Hadjila voulait me faire voir. J'ai senti le bulldozer à l'intérieur de moi, comme s'il représentait très exactement le sentiment de solastalgie que je ressentais. Un truc irrépressible, terrifiant, qui prend toute la place et qui dévore tout pour exploiter. En commençant par la beauté.
Et c'est seulement après que j'ai repéré le personnage. Des bottes, un sweat bleu comme le mien et les bras écartés. Je me suis dit que c'était le conducteur ou quelqu'un qui l'accompagnait pour lui donner des ordres. Mais en regardant mieux, cette posture, les bras écartés, est-ce que ce ne serait pas pour arrêter ce qu'il se passe ? S'opposer ? Faire cesser le massacre ? En fait, j'ai senti que ce personnage de dos, c'était moi. Et que moi aussi je pouvais agir.
Le gris s'est transformé. Ça n'était plus quelque chose de diffus, comme un brouillard insaisissable autour de moi, c'était devenu un bulldozer. Un truc qu'on peut combattre.
En sortant de là, j'avais compris. Même si les bulldozers sont des milliers, nous aussi nous sommes nombreux. Et si chacun d'entre nous combat ne serait-ce qu'un seul ennemi, nous avons une chance d'y arriver.

« Noble Pastorale » de Suzanne Husky
Suzanne Husky est une artiste franco-états-unienne, qui a aussi étudié le paysagisme horticole. Les œuvres traitent souvent des relations entre l'humain, les plantes et la terre. « La Noble Pastorale » détourne « La Dame à la licorne », tapisserie du Moyen Âge, et remplace les personnages originaux par un bulldozer et un défenseur de la forêt. L'œuvre de Suzanne Husky permet de mettre en avant des sujets tels que la déforestation et l'érosion de la biodiversité.
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