Sol

« Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié ».
Mon histoire commence là où la couleur des bracelets rouillés rappelle la couleur de la terre. Elles pèsent sur mes poignets comme si je suis responsable de la rivière de sang de mes aïeux. Leurs cris me reviennent ainsi que la mémoire et les chants des ancêtres pour raconter notre histoire d'avant. Captifs, vendus telles des bêtes; amenées de l'Afrique, cette terre, ce continent que nous ne connaissons pas; dont nous sommes voisins dont nous sommes extirpés, déracinés mais avec lequel nous nous lions d'une appartenance à son nom et à notre race. Je parle de race car jusqu'à présent nous ne savions pas que la mélanine sous notre peau faisait de nous des individus inférieurs aux maîtres. Cette mélanine leur donne le pouvoir de nous acheter, nous battre, nous torturer...maîtriser, martyriser...esclaves, c'est ce que nous sommes. Histoire vertigineuse, inhumaine de notre condition et de notre race. Les mains liées, le goût de fer dans la bouche, le dos torturé de coupures, les pieds tremblants, je tiens tête. Face à cet homme blafard plus corpulent. Ma physiologie est comparable à la minceur de la canne à sucre que je m'acharne à couper quotidiennement pour un moins que rien en retour.
L'image de ma belle milate (mulâtre) me vient à l'esprit, "Sol". Expression de l'acte bestiale et honteux du côlon. Fruit de violence et d'amour, elle incarne toute la contradiction qu'est sa création. Elle évoque à la fois la peur et la beauté comme l'éclipse. Paradoxalement le seul héritage du père est ses yeux clairs qui ressemblent à l'eau turquoise de notre océan. Les cheveux bruns aux boucles serrées avec d'étranges mèches blondes fait d'elle un personnage mystérieux s'astreignant à se cacher dans les profondeurs de la forêt dense. Sol est mon histoire d'amour. Je l'ai trouvé lors de ma première escapade. 
Fachak ! Retour à la réalité. Ce même visage blafard haineux. Fachak ! 
Le noir complet.
Les jours se ressemblent commençant par le réveil abrupt par nos semblables. Le peu de manioc et la coupe des cannes avec nos semblables. La cravache donnée par nos semblables si la coupe ne se faisait pas à la vitesse désirée. Le fer brûlant posé sur la peau pour marquer la paresse. Des scènes pour briser le moral des hommes.
En guise de première révolte contre la mort précoce de ma famille, je m'étais échappé pour me rendre au Morne. Montagne faisant office de providence pour les âmes perdues, fatiguées, torturées telles que la mienne. Affamé, affaibli je frayais mon chemin entre les arbres. Les colons et mes semblables sont à ma recherche. Marron ! Ils crient et le rythme du battement de mon cœur s'accélère. La peur du fouet me terrorise. Bien que je sache que la seule solution est de me donner la mort, l'instinct de survie me prend. Survivant, vivant, je ne sais plus dans quelle catégorie je me trouve. Des faibles spectres, apparitions translucides, flottent dans l'air frais de la forêt. Je ne sais pas si c'est la peur, la famine mais c'est un moment de démence qui me conduit vers un arbre avec un trou minuscule en son sein. Malgré ma maigreur je sais qu'il m'est impossible de pénétrer ce trou, mais les spectres blancs m'entraînent dans cet antre. Spectres blancs, formes fantomatiques, âmes, sorcellerie de nos ancêtres; cette translucidité me transperce. Ils traversent le bois avec aisance comme s'il s'agit d'entrer dans l'eau, par un simple glissement. Le bois se transforme en un verre; miroir fluide qui me protège de mes traqueurs. Je peux les voir. Je vois aussi mon reflet. L'autre moi. Ils ne me voient pas. J'attends qu'ils partent avant de me retourner sur une pièce mal éclairée pour m'effondrer en larmes. Suis-je mort ? Enfin je suis en paix. Enfin je suis sauf.
Une voix sereine m'appelait, « marron ». La mélodie de cette voix m'extirpe ainsi de la noirceur de mon cauchemar. La voix est celle d'une belle mulâtre, j'apprendrai plus tard qu'elle s'appelle Sol. A sa rencontre, l'infime sentiment de sécurité nourrit l'espoir d'un avenir, d'amour. La solitude rend la compagnie de l'inconnu plus désirable. Avide d'une idylle, le cœur assoiffé d'amour amplifie le seul désir de la moindre infime connexion entre deux âmes. Nous apprenons à nous connaître, à nous aimer, nous parlons un créole propre à nous. Ce n'est ni le français ni la langue des esclaves, le nôtre est composé d'amour même. Pour elle, il vaut la peine de vivre. Pour elle, je survivrai. Pour elle, je vivrai pour être avec elle. Elle, ma seule Sol. Ma clé de sol. Ma main droite. Ma musique.
La nuit, le rêve de mon Soleil était de retourner vers les terres de mes ascendants.  Sauf que j'ignore d'où je viens. Ma langue s'est tue. Ma culture dort sous les ruines d'une mémoire usurpée. Ce dont je me rappelle ce n'est que des vestiges. 
100 pièces, 110 picès et pour toute la famille 300 pièces - regardez le corps musclé idéal au dur labeur, les seins gorgés de la femme pour nourrir vos nourissons ou autres...
Sa peau cirée captait les caresses dorées du soleil, miroitant de chaleur et de lumière; serré en son sein je me croyais en sécurité. Seule la tendresse de ma chair m'importait. Le paysage défilait rapidement. Déracinés des terres, des sons, des odeurs d'air frais de liberté, nous étions entassés dans des cals aux odeurs de mort nauséabondes. Nous avions tangué des lunes entières, brisées par les flots, jusqu'à ce rivage où on était contraint de renoncer à nos racines pour revêtir la peau d'un autre. Sur cette terre étrangère, la flamme qui animait mes parents s'atténue, l'un consumé par l'épuisement sous le fouet lacéré du soleil brûlant, l'autre violée jusqu'à la mort. 

Sol m'avait logé, caché, nourri et soigné lors de mon marronnage. Je sortais uniquement le soir pour trouver des fruits. C'est ainsi qu'un de mes semblables m'avait trouvé. Sol ma sorcière aux yeux de l'océan, ma rédemption. Mère de ma lignée. Avec son envoûtement ou engouement, magie ou sorcellerie; elle me libère de mes peines, guérit les blessures de mon âme. Comment la trahir. Clé de Sol, la musicalité, moi clé de Fa, l'accompagnement. C'est elle la chanson, elle survivra, vivra sans moi. Autant trahir mon propriétaire. Je mens. Je cache ma Sol, homophone de Soul en anglais, âme en français, nous nous rejoindrons de l'autre côté, dans l'au-delà une fois de plus.
Baw ! Le bruit sec, sourd est le dernier son que j'ai entendu. Aujourd'hui un siècle plus tard, je vois de l'ailleurs dans mon habit translucide; ma chair, mes descendants profitant du confort issu de ma trahison envers mes semblables et de mon amour pour ma Sol. Ils mangent à leur faim, ils soutiennent leurs semblables, ils travaillent pour de l'argent, ils ont des droits, ils sont protégés, en sécurité, vivants ! Ma démence me tient toujours la main. Je ne peux dire si j'ai été fou, si j'ai halluciné, si je suis mort, si c'était illusionnel mais je me plais où je suis. Il n'y a pas mieux pour quelqu'un comme moi d'être un fou ou d'être un amoureux passionné durant la période de persécution. Je me libères de mon marronage, de l'esclavage. Ma Sol, mon histoire, virevolte, papillonnant sa belle jupe de séga. Elle danse tel le pavillion rouge, bleu, jaune et vert dans le ciel bleu à mes côtés réjouissant de sa délivrance, son indépendance. 
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