Soëlle sera seule pour Noël. Elle ne rejoindra personne, ni ce soir de Réveillon, ni demain. Ce matin, elle erre dans les rues de Lille. 

Le froid léger mordant attaque son cœur et son humeur. Elle pense à sa sœur et ses parents au Portugal qu'elle a choisi de ne pas rejoindre pour rester avec un homme qui l'a quittée avant-hier. Soëlle soupire, amère. Elle erre sans but, elle n'est sortie que pour ne pas croiser sa coloc, qui, elle, va rejoindre les siens. Elle craint la soirée à venir, l'appartement sombre et silencieux.

Les lumières de la ville éclairent sa solitude. Noël en solitaire, mieux que mal accompagnée ? Elle dépasse une boulangerie bondée. L'année précédente, c'était là que sa famille réunie avait commandé de quoi se régaler. Elle hésite un instant à y acheter une bûche dorée mais ne s'en sent pas le courage. Haussant les épaules, elle s'engage sur le chemin du retour. 

 

Au moment de chercher sa clé, elle voit une carte rouge et or accrochée sur sa porte d'entrée. 

« Joyeux Noël et bonne année Soëlle ! N'oublie pas de regarder la boîte aux lettres. Plein de bisous, Patricia »

 

Son cœur se met à battre, un sourire se dessine sur ses lèvres... Soëlle se précipite au courrier. Une enveloppe parfumée, non timbrée, a été glissée dans sa boîte. À l'intérieur, Soëlle découvre une carte couleur vert sapin, sans rien d'écrit dessus. Un soupçon de déception, puis un peu d'espièglerie l'envahit : Patricia, adepte des énigmes, a dû rédiger un message à l'encre invisible. Alors qu'elle se contorsionne, cou tordu et pointes de pieds bien tendues, pour approcher la carte du lustre, Vincent, le voisin mignon, débarque dans le hall de la résidence. 

 — Bonjour ! Joyeux Noël ! lui lance Vincent.

— Vous aussi !

— Vous avez besoin d'aide ? bredouille Vincent.

Un brin timide, un peu interloqué, il a posé ses sacs de courses en bas de l'escalier. Toute rouge, Soëlle se justifie :

 — Ma coloc m'a laissé un message écrit à l'encre invisible. J'essaye de le lire...

— Ah... Mais vous n'avez pas la lampe pour ?

— Euh... je ne crois pas...  Ah si ! Vous avez raison, elle est dans la boîte aux lettres, je ne l'avais pas vue !

Il sourit et reste immobile, la regarde tandis que, toute excitée, elle se met à déchiffrer le message qui lui est destiné. 

« De mon Premier, je peux dire que « Mon beau sapin » et le « Petit papa Noël » en sont. Mon second est grogné par des personnages frigorifiés. Mon troisième, Georges Perec a su la faire disparaître. Mon tout existe en deux exemplaires chez nous. »

Vincent fronce les sourcils, pris au jeu, et s'approche pour pouvoir lire à son tour. Soëlle lui tend la carte et la torche. Épaule contre épaule, ils réfléchissent ensemble.

— Clairement, Georges Perec, c'est la lettre E.

— Les grognements... « Grrr » ? Ou plutôt « Brrr » ? 

— « Brr », ce doit être ça ! Et le premier, par contre, je ne comprends pas. Ce sont des symboles, des mythes, ou des idées ? 

— Des chansons ! Enfin, des chants ? Chants, Brr, E... chambre ! Il y en a deux chez moi. C'est bien ça !

— Ah oui, bien joué ! Génial !

Soëlle est heureuse qu'il y ait une suite, pour prolonger un peu ce moment complice. Elle annonce à Vincent qu'ils ont une autre charade à décrypter, écrite juste en dessous de la première. Elle lit à voix haute :

« Mon premier peut être de fumier, ou de beaucoup de choses. Mon second donne au mot « voler » ses deux sens. Mon tout est un objet de décoration. »

— Du confort ou de la décoration ? Franchement, je ne vois pas.

— Les deux sens du mot « voler » ?

— Voler, avion, arnaque, oiseau, voleur... Ah, un oiseau voleur, la pie !

— Du fumier ou autre chose, c'est vague.

— Donc il faut un mot vague... truc ? 

— Ah oui, mais « trucpie » ça ne veut rien dire. Ah mais non, un tas ! Un tas de fumier. Un tapis !

— Bravo ! On l'a !

— Donc, vous devez aller regarder sous votre tapis ?

— Sûrement... L'enquête continue !

Les yeux de Soëlle pétillent, puis se fixent sur Vincent. Un silence s'installe, la magie de Noël qui les a unis un instant semble se défiler.

— Bon, je dois aller ranger mes courses et préparer le réveillon... 

— Ah oui, vous avez du monde ce soir ?

— Non, ma famille est trop loin. Je n'ai pas pu les rejoindre, mais je les appellerai. Je me fais un bon repas rien que pour moi.

— Ah d'accord, vous avez bien raison... Joyeux Noël en tout cas ! 

— Vous aussi, et bonne enquête !

— Merci de votre aide, c'était décisif !

— Pas de soucis, j'adore les petites énigmes comme ça. À bientôt j'espère !

 

Soëlle rentre enfin chez elle, pose ses affaires puis s'affale sur le sofa. Le tapis de sa chambre attendra. L'appartement est silencieux mais moins sombre que prévu. L'atmosphère est plutôt apaisante. Le sourire du voisin mignon lui revient et fait battre un peu son cœur. Le début d'une nouvelle histoire ? Soëlle entend déjà sa coloc Patricia grommeler « Mais tu ne peux pas rester seule deux minutes ! ». Allongée sur le canapé, Soëlle profite de ces quelques minutes de solitude. Ne rien entendre la repose. N'avoir personne à qui il ne faut pas déplaire la détend. Et ce fil mystérieux d'énigmes à résoudre la distrait.

 

Soëlle se relève et file dans sa chambre soulever son tapis. Une autre enveloppe s'y trouve, avec, à l'intérieur, un autre papier où sa coloc a calligraphié à l'encre bleue un poème mystérieux :

« Futée comme tu es tu sauras

Retrouver ce que je te destine

Imagine-moi le cacher, joue la fouine,

Gravis des hauteurs ou lève les bras

Observe bien et régale-toi ! »

 

Après dix bonnes minutes, à manquer trois fois d'aller sonner chez le voisin, Soëlle comprends enfin : c'est un acrostiche ! Elle court à la cuisine, ouvre le frigo, et n'y trouve rien. Encore une fois, l'espièglerie succède vite à la déception. Il faut être futée, fouiner, lever les yeux... Sur l'étage le plus haut du frigo, une flèche en papier a été collée sur un yaourt, elle indique le plafond du frigo. Mais il n'y a rien... Soëlle referme le frigo, sourcils froncés, quand son regard se pose sur le placard juste au-dessus. Elle ne l'utilise jamais, elle est trop petite pour l'atteindre facilement. Elle attrape un tabouret, monte dessus et ouvre le placard. Son dessert préféré s'y trouve, une bûche de Noël. Des stickers en forme d'élans, de sapins, et de Pères Noël sont collés sur tous les côtés du plat.

 

De l'eau à la bouche et de la chaleur au cœur. Entre joie et appétit, reconnaissance et sentiment d'être aimée, une idée lui vient... Et si elle invitait Vincent chez elle pour partager le cadeau qu'il l'a aidée à trouver ? Simple et logique ce Noël sera moins solitaire.

 

Soëlle ouvre la porte pour monter l'escalier puis se ravise. Plutôt qu'une invitation directe, ne vaudrait-il pas mieux une lettre et un peu de mystère ? Un autre acrostiche, ou une énigme ? Soëlle réfléchit, retourne chez elle, cherche papiers et crayons et s'installe à sa table. Tandis qu'elle compose les premières phrases d'un poème où une syllabe sur deux est à garder, elle se met à voir sa coloc faire de même un peu plus tôt, pour elle.

 

Patricia, qui l'avait mise en garde contre son ex, qui l'avait prévenue qu'il ne méritait pas qu'elle sacrifie son Noël au Portugal... Patricia qui a décalé son départ en vacances pour la consoler pendant une journée lorsqu'il l'a quittée. Patricia qui lui répétait qu'il fallait d'abord savoir vivre heureuse seule, pour être heureuse dans une relation. Patricia qui avait cuisiné une bûche pour elle, rien que pour elle. Et si, pour une fois, elle ne partageait pas avec un homme ce qui lui était destiné à elle ? Soëlle imagine deux soirées possibles. D'un côté, excitation du jeu de séduction et espoir d'un nouvel amour, mais aussi peur des erreurs, angoisse de la suite et fatigue à se montrer sous son meilleur jour. De l'autre, cocon de solitude dans un appartement chaleureux et confortable, soirée tranquille comme il y en a peu dans une vie trop rempli. Et une bûche à dévorer rien que pour elle !

 

Soëlle pose son crayon, range les papiers. Un sourire éclaire son visage. Soëlle sera seule pour Noël, elle en a décidé ainsi !