Shadows

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  • La Peur

La maison me déplut d'emblée. Pas seulement à cause de son aspect lugubre, mais parce qu'il s'en dégageait quelque chose de malsain, comme si un venin l'imbibait jusqu'aux poutres. Elle était vaste, bâtie sur un énorme sous-sol qui trempait dans les marécages. Personne n'y descendait jamais, non qu'il fût hanté, mais une eau glacée et bouseuse vous montait jusqu'aux genoux. Les étages habitables étaient d'une conception biscornue et maladive : les pièces s'entortillaient les unes dans les autres sans qu'on pût en trouver une de taille convenable. Au lieu d'avoir un hall donnant sur séjour, cuisine, salle de bains, waters, et trois chambres, ce n'était qu'une succession de boudoirs poussiéreux, de bibliothèques cachées sous les tentures, de livres éparpillés sur le sol, de recoins mystérieux, d'angles obtus donnant sur des cagibis, le tout dans un désordre indescriptible. Un œil artiste l'aurait trouvée fascinante, mais pour les villageois c'était la « maison du pendu », rien d'autre. Lorsqu'on y pénétrait, aucun souffle ne vous glaçait l'échine, aucune main invisible ne guidait vos épaules jusqu'à la salle des supplices, mais, je vous l'assure, c'était entrer dans une pénible dimension. La réalité se décollait de vos yeux, les objets perdaient leur signification usuelle, pas brutalement, mais d'une façon insinuante, étrange et inquiétante.
C'est en connaissance de cause que je suis allé faire l'inventaire du pendu – enfin du père Foucart – dont la mort remontait à des années. Personne n'était venu réclamer sa succession et puis sa nièce de Paris s'était enfin décidée à franchir la porte de mon étude. Je connaissais le coin et prenais de haut les stupides superstitions villageoises. Du reste, la nièce était bien de mon avis.

— Ce ne sont que des racontars, vous savez, m'avait-elle dit en voyant mon visage peu rassuré malgré tout, des histoires pour faire frissonner les bouseux.
J'avais opiné et pénétré dans les lieux à sa suite après qu'elle eût donné un solide coup de pied dans la porte de bois frêle.
C'était lugubre, des bouffées dépressives me montaient au thorax. De plus en plus inquiet, triste, et furieux d'être inquiet et triste, je suivis docilement la demoiselle de Paris à travers le dédale. J'essayais de me raccrocher à ma mission : établir l'inventaire de ce fatras et mes forces me revenaient dans le travail. C'était un peu bâclé car je n'arrivais pas à plier son pas agacé à ma lente marche bornée, aussi devais-je inscrire un peu n'importe comment le mobilier trouvé en chemin. Du reste, j'étais incapable de distinguer un buffet Henri II d'un secrétaire Boulle, ça tombait bien, tout était meublé Empire. La terreur d'un brave notaire dans mon genre est de rater un objet précieux, un bibelot insolite ou une toile de maître et de l'enfouir sous les lots de vieux slips et de livres de poche. Mais je n'avais pas assez de caractère pour infléchir la nièce et, d'une nature faible et résignée, je laissai un peu tomber mon inventaire. Qui irait vérifier de toute façon ? La demoiselle semblait bien décidée à quitter le village au plus vite, son chèque en poche, puis à retourner à la capitale pour tout claquer. En la suivant avec obéissance, je me donnais l'impression d'un petit chien courant derrière son maître. Heureusement pour moi, elle ouvrit une espèce de porte en bois rouge et se baissa pour y entrer en m'ordonnant de ne pas la suivre.
— Il faudra bien que j'y entre, lui dis-je timidement,
— Plus tard, glapit-elle en me claquant la porte au nez.
Je demeurai un peu idiot et entrepris de poursuivre malgré tout mon inventaire, après tout, j'étais là pour ça. Je pénétrai à mon tour dans une affreuse petite chambre où trônait un berceau à l'ancienne. La pièce avait l'aspect d'une ancienne clinique, les murs étaient en faïence de métro et des instruments rouillés pendaient sur des clous, le sol crasseux était jonché de jouets disloqués. Je penchai ma tête au-dessus du lit, comme on fait toujours, comme si un bébé de 1910 m'y attendait. Mais il n'y avait qu'une vieille barboteuse en dentelle jaunie et un hochet hors d'âge. J'absorbai une grande lampée d'air vicié et poursuivis mon inventaire des « meubles meublants », n'en avais-je pas vu d'autres ? Non, j'étais du genre tranquille. Je parvins tant bien que mal à me plonger dans mon recensement jusqu'au moment où une espèce d'ombre passa sur moi. Je me frottai les yeux et cherchai une source de lumière plus puissante que l'orbe pâle du vieil abat-jour. L'interrupteur ne fonctionnait pas, évidemment, aussi allumai-je la torche de mon téléphone pour inspecter les coins. La lumière blanche et crue passa lentement sur les faïences et les jouets brisés sans rien débusquer d'anormal, enfin de paranormal disons. Je repris consciencieusement mon ouvrage lorsqu'une espèce de silhouette noire se pencha au-dessus du berceau et emporta l'enfant. L'enfant ? Quel enfant ? Il n'y avait pas d'enfant, je le jure ! Mes yeux fatigués avaient-ils réellement vu un nourrisson en ombre chinoise ? Oui, même qu'il agitait ses petites mains avec terreur. L'image avait été furtive, le doute était permis, d'autant que mon imagination avait pu être influencée par les circonstances. Allez Lucien, ressaisis-toi, finis cette saleté d'inventaire et tire-toi dès que tu peux. Allez mon vieux, tu vas pas avoir peur d'une ombre, c'est grotesque. Je me remis à inscrire les objets d'une main tremblante et, au moment où mon souffle se faisait un peu plus ample, une énorme masse sombre rampa au plafond. Mon Dieu ! Une araignée, une gigantesque et horrible araignée, mon pire cauchemar ! Je levai des yeux remplis de terreur vers l'ignoble bête dont les pattes immenses et velues enlaçaient doucement le berceau. Mes yeux révulsés furent cependant attirés par un autre spectacle : sur le mur, un train noir, un wagon à bestiaux plein de regards blancs, roulait lentement vers des baraquements sinistres, vers un camp de la mort. Des ombres suppliciées apparurent à mes pieds et disparurent aussitôt. Aucun son n'avait beau sortir de ces silhouettes tordues, c'était une vision d'épouvante. De longs serpents noirs en sortirent, et ces longs serpents noirs disparurent à leur tour. À côté de la vieille lampe de porcelaine commença une musique grêle, je dirais du fifre, et des êtres lugubres se mirent à danser d'une façon effrayante autour du berceau.
C'en était trop, je quittai la pièce en emportant mes affaires, déterminé à me faire ramener séance tenante par la nièce. Je me mis à la chercher comme un fou mais elle n'était nulle part, je l'appelai, hurlai son nom sans aucune réponse. Tant pis pour la nièce, je devais quitter cette turne, il y aurait bien un car de campagne pour me déposer à ma voiture. J'aurais dû la prendre, me dis-je, à quoi est-ce que ça sert les « j'aurais dû », me dis-je également. J'en savais rien, c'était humain, voilà tout. Avant de franchir le seuil, j'ouvris tout de même la porte de la cuisine. La salle était immense, un vrai réfectoire, avec de belles casseroles de cuivre et des meubles bien cirés, dommage que l'ensemble baignât dans une lumière triste et sale. Bien entendu, il n'y avait personne. Je me fis la remarque que les murs étaient étrangement hauts par rapport au reste de la maison, mais avant que j'ai pu atteindre le plafond du regard, un violent orage éclata et tout s'éteignit. Ma torche de fortune n'arrivait pas jusqu'en haut, mais on entendait la pluie battre aux fenêtres, à quatre ou cinq mètres du sol. Au lieu de me sauver, je restai pétrifié, le nez fixé au plafond noir. L'orage redoubla, suivi d'un énorme éclair qui illumina toute la maison d'un coup. Mes yeux furent frappés d'épouvante : à la plus haute des poutres, un corps de femme gisait au bout d'une corde.

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