Seule au monde

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Seule au monde nous plonge dans les eaux sombres et glaciales de l’Atlantique, et tout ce qu’elles ont à offrir de tension et de terreur. Le

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« Avant tout, il faut te calmer ma fille, tu n'es pas le premier marin qui passe par-dessus bord ! Ralentis ta respiration, ne pas avoir trop d'air dans tes poumons. L'hyperventilation provoque des spasmes musculaires. Spasmes qui entrainent la noyade. »
Élodie avait, bien présents à l'esprit, les cours de survie dispensés avant le départ de la troisième édition de la transat. Elle se concentra sur sa respiration. Se calmer, éviter de trop s'agiter. Ne pas brûler de calories inutilement.
L'eau était froide, mais pas aussi glacée qu'elle l'imaginait. Ses vêtements de marin l'isolaient en partie. Ils allaient la maintenir à flot et en vie, mais pour combien de temps ?
La température de l'eau ne devait pas dépasser les seize degrés. Qu'avait dit leur instructeur lors du stage de survie ? Elle pouvait rester consciente entre deux et quatre heures. C'était la théorie.
« Tu es une battante Élodie, et tu te fous pas mal des théories ! Tu veux vivre, tu vas tout faire pour ça ! Rester à flot assez longtemps, et la voile du monocoque pointera à l'horizon... »

Comme sortie de son propre corps, elle se visualisa un court instant, perdue au milieu de l'Atlantique. Elle ressentit une sensation d'ivresse, au milieu de l'immensité liquide et sombre. Elle ne pouvait compter que sur ses propres forces, les économiser.
Élodie avait crié aussi longtemps qu'elle le pouvait. En vain. Helen avait le sommeil lourd. Le monocoque Class40 s'éloignait, tenant le cap dans les ténèbres.
Elle jeta un œil à sa montre étanche et déroula les heures prochaines de la nuit qui risquait d'être longue. Mentalement, elle établit le scénario des prochaines heures auquel elle pouvait raccrocher ses espoirs. Pour l'instant, Helen dormait d'un sommeil de plomb sur le bateau. Les vagues se brisaient dans un fracas d'enfer sur la coque du voilier. Même éveillée, Helen ne l'aurait pas entendu crier. Seul son réveil la tirera des bras de Morphée pour prendre son quart.

Il lui restait une heure et demie à la barre. Helen constaterait son absence à son réveil dans une heure et demie... Une demi-heure de plus pour se dérouter et rebrousser chemin, donc deux heures. Deux heures auxquelles s'ajouterait le temps pour tenir le cap à rebours, avec des vents bien moins favorables. Élodie ne pouvait pas espérer voir le monocoque à l'horizon avant quatre longues heures.
Quatre heures dans des eaux froides, sans aucun espoir à l'horizon. Cette perspective la glaça, elle sentit un souffle de panique traverser son esprit. Passé ce délai, si elle ne voyait pas ne serait-ce qu'un point à l'horizon, elle serait perdue. Helen n'aurait pas suivi le bon cap. Il ne servirait à rien de retarder l'inéluctable. La fatigue, les muscles tétanisés, le froid qui l'envahirait.
Espérer être assez engourdie pour sombrer, inconsciente dans les flots. Ne pas sentir l'eau envahir ses poumons.
Élodie chassa cette perspective de son esprit. « Tu es une battante ma fille, alors prouve-le et concentre toutes tes forces sur ces quatre heures à tenir dans ces eaux. »

Elle avait perdu la notion du temps, mais ne voulait pas consulter sa montre. Ménager la pile pour pouvoir lancer des SOS, trois coups brefs, trois coups longs, trois coups brefs quand elle verra la voile à l'horizon et guider Helen dans sa direction.

Élodie reconnut l'homme qui nageait à sa rencontre. Lui aussi était tombé de son bateau, quelque part au milieu de l'océan, c'est ce qu'il lui dit pour l'encourager. Alain Colas tombé du Manureva. Il lui souriait et voulait engager la conversation.
« Tiens bon Élodie, ton heure n'est pas encore arrivée, tu peux me croire, mais il faut t'accrocher, ne désespère pas et fais-moi confiance. »

« Mais tu perds la tête ma pauvre fille ! Impossible ! Alain Colas qui vient te soutenir... Oh Manu, Manureva... »

Elle délirait et comprit que sa raison chancelait. Elle était seule au milieu de l'océan, dans la nuit, et le jour tardait à se lever. Depuis combien de temps était-elle dans l'eau ? Helen l'avait peut-être abandonnée ? Elle éclata de rire. Non, Helen ne pouvait pas l'abandonner. Transat en double, il fallait être deux à l'arrivée.
Elle ricana sauvagement. Non, elle avait confiance en Helen qui ferait tout pour la retrouver comme elle-même l'aurait fait si elle était tombée à l'eau. Elle avait moins confiance en la lucidité de son esprit qui commençait à montrer des signes de fatigue.

Élodie s'efforçait de retarder le moment où elle allait éclairer sa montre pour surveiller l'heure. Elle voulait économiser la pile. Pour le moment où elle apercevrait les lumières verte et rouge du monocoque pointer à l'horizon.

Helen était maintenant réveillée, s'imagina Élodie. Elle la cherchait, mais ne pouvait que constater son absence. Ce n'était pas si grand un monocoque de douze mètres. Vite, elle allait comprendre l'accident, sa coéquipière passée par-dessus bord. Il ne lui restait qu'à suivre le protocole : faire demi-tour, reprendre la route en sens inverse, intégrer les courants contraires, la dérive d'un corps perdu dans l'océan, d'un corps toujours en vie qui luttait. Faire vite, garder l'esprit froid et concentré. Guetter chaque parcelle de la surface agitée par les vagues. Garder son calme, agir avec méthode.
Helen se rapprochait d'elle maintenant, se rassurait Élodie.

Une fois, une fois seulement, elle eut envie de se laisser couler dans les flots sombres et inquiétants. Dire stop, à quoi bon ? Lâcher prise et sombrer dans les eaux qui l'engloutiraient. Comme un signe, sa montre sonna la fin de son quart. Une heure et demie déjà passée dans l'eau. Quatre-vingt-dix minutes. Elle avait tenu une heure et demie, elle pouvait bien tenir encore. Elle reprit ses esprits. Lutter jusqu'à la limite au-delà de laquelle tout espoir de voir la voile du monocoque serait perdu.

Deux heures et demie avant de se laisser sombrer, cela ressemblait à un compte à rebours sinistre à l'issue inévitable.

C'était maintenant son père qui nageait à ses côtés. Il ne souffrait pas du froid, pourtant, il ne portait qu'un simple maillot de bain. Il lui sourit comme quand elle était une enfant. Elle aimait quand il racontait des histoires drôles. Celle-là prenait tout son sens, elle savait à son regard qu'il pensait la même chose, alors elle ne fût pas surprise, il imitait à merveille la voix de l'enfant et forçait sa voix d'adulte pour la faire rire dans son court dialogue à deux voix.
— Papa, Papa... C'est encore loin l'Amérique ? dit l'enfant.
— Tais-toi et nage ! répondit le père.
C'était le meilleur conseil qu'il pouvait lui donner. Comme quand elle était enfant, elle éclata de rire, un rire qui rebondit sur la surface de l'océan qui vogua sur les flots, vers Helen...

La beauté du jour nouveau qui allait peut-être la voir disparaître, la submergea d'une irrépressible émotion. Elle pleurait maintenant d'un trop-plein d'angoisse longtemps contenu.

Trois heures déjà, Élodie sentait sa conscience s'assoupir de nouveau. Ses muscles au bord de la tétanie, elle savait devoir lutter une heure encore. Après ces quatre heures dans cet enfer, peut-être la mort serait une délivrance. Elle chassa vite cette idée. Survivre une heure encore avant de laisser filer tout espoir.

La nuit laissait place aux premières lueurs du jour. Élodie était épuisée, elle agitait mollement ses membres pour rester à la surface des flots. Quatre heures. La voile encore lointaine, aux couleurs vives de leur sponsor, se détachait sur l'horizon, Helen était au rendez-vous, à l'heure.
« Tu es une battante ma fille ! » hurla Élodie pour elle-même.

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