Voilà ce que m'a confié ma voisine de 76 ans, férue de qi gong et ping-pong, le jour de mes 20 ans, où moi, j'ai réussi l'exploit de me lever de ma chaise d'une seule jambe à la fois - et à tour de rôle - sans l'aide des bras. Cette victoire suivait celle sur le confinement, intégral pour ma voisine, mais partiel pour moi qui allais au ravitaillement et me dégourdir les mollets pendant l'heure de promenade accordée, car cette assignation à résidence - un grand mot pour mon studio de 21 m2 - m'avait fait perdre mine de rien de la masse musculaire. Ma voisine m'avait invitée à fêter notre liberté retrouvée autour d'un verre de liqueur à l'ancienne en réaction moqueuse à la soudaine appellation contrôlée des Anciens par temps de pandémie.
Voilà son récit : « Bien que je sois née au siècle dernier, boomer de la deuxième, et mondiale de guerre » m'a-t-elle précisé, l'air de penser que nous en étions à la troisième... « j'ai eu la chance d'aller au lycée d'un quartier favorisé où abondait le matériel sportif, de la corde à nœuds, balles, cerceaux, tapis de sol au cheval d'arçon, et même un terrain dédié dans l'enceinte de l'établissement. C'était pourtant un lycée :de filles comme le voulait l'époque, et malgré tout, le jeudi - notre jour sans classe - de l'athlétisme était proposé aux volontaires. La prof était stimulante à la différence de celles en charge des matières jugées nobles, qui débitaient les cours du haut de l'estrade sans souci - bon, pas toutes..- de qui suivait ou pas. Surtout en maths où j'ai lâché prise dès la 5ème. Et çà ne se rattrape pas au vol comme quand nous jouions au ballon prisonnier. Nous étions, certes, plus de 40 par classe et hormis les premiers rangs, le reste du troupeau rêvassait à la Prévert. Et à l'époque être nulle en maths ne posait aucun;;; problème aux filles ! Mais pourquoi aimais-je tant le sport ? Sans doute pour la sensation qu'il me donnait d'exister de par mes efforts personnels, sans dépendre de quiconque ? Et sans être seule car c'est toutes ensemble avec les filles attirées par le sport que nous avions l'impression de vivre une transgression vitale dans un espace-temps de plénitude. Enfin hors des mises en rangs deux par deux en blouse bise ou bleue alternée, nos nom-prénom-classe brodés à la main. Et sans plus feindre d'obéir aux injonctions de la « surgé », Mme la Surveillante générale ! qui me
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donnait juste envie de prendre mes jambes à mon cou ! Cela augurait-il le rejet dans les années 1968-70 d'une société rigide ? » laissa échapper ma voisine l'air songeur. «J'attendais donc avec impatience le jeudi libérateur...J'ai cependant vite compris que de grandes jambes ne suffisaient pas pour gagner une course, mais qu'elles convenaient au saut en hauteur : j'ai alors découvert la joie de m'élancer en espérant franchir la barre, au pire en la frôlant, et qui, si elle ne chutait pas, s'élèverait à nouveau pour me narguer. Un perpétuel commencement...
Nous sautions sur le dos avec la sensation de s'envoler avant de retomber peu gracieusement sur le sol. Peu importait. C'était un succès, ou... une défaite, mais forcément provisoire car le regard de la prof soutenait notre volonté. Mon énergie se concentrait vers le haut, je me voyais grandir encore plus à chaque essai ! Sans me sentir hors champ comme je l'éprouvais sur les photos de classe, où j'étais reléguée au dernier rang... avec deux autres asperges ou grandes bringues comme on disait.
Et puis...j'étais amoureuse d'un garçon de ma rue dont je guettais fébrilement le passage, rien que pour tressaillir à sa vue. J'aurais adoré l'épater en lui montrant que je sautais plus haut que lui ! Je me voyais déjà prof de gym, et être sélectionnée aux jeux olympiques...
Cela a duré jusqu'à mon inscription, après le lycée, dans un groupe féminin de saut ventral, cette fois, et... ce n'était plus mon rêve. Il me fallait voir le ciel, même nuageux ! Par contre, j'ai appris à admirer ces sportives en mesurant leur implication, et ressentant que le public leur permettait de rajouter du sens à leur action commune. Je vivais intensément avec elles l'élan quasi décisif où tout se joue ou presque quand l'esprit et le corps ne font plus qu'un, où le temps s'arrête et offre un échantillon d'éternité ! J'avais trouvé ma place ! Celle de l'encouragement... Ah oui - a continué ma voisine après une pause - j'ai oublié de dire que j'ai eu 20/20 au bac en sport, ce qui a compensé mon 02/20 en maths - a-t-elle commenté – et j'ai échappé au redoublement ».
Puis elle a précisé : « Maintenant j'aide le mercredi des enfants à faire leurs devoirs... et en maths aussi ! En j'exagérant exprès mes lacunes... comme avec ce garçon de 7 ans à qui j'ai dit un jour - pour le mettre à l'aise - savoir additionner 2+2, mais... pas 2+3 ! Il m'a donné la réponse du tac au tac tel un
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secret dévoilé, m'épaulant à son tour ! Ma retraite n'aura peut-être pas été vaine ? Auparavant, j'étais devenue bibliothécaire dans un quartier défavorisé, métier qui ne fait pas rêver - à tort ? - car il se fait en équipe, lui aussi, et avec le public ! Ah, tiens, comme j'aurais adoré faire équipe avec mon amoureux inconnu...Tiens comme l'équipe de hand du quartier devenue mixte cette année ! Une sacrée nouveauté !
Si je commençais par aller dans la rue de notre enfance ? » a conclu ma voisine au visage tout à coup totalement... déridé : « Et à pied, carrément.. pour me mettre enfin à la randonnée ? »
- Et toi, m'a-t-elle demandé ? Quel métier te plairait ?
- Journaliste, sauf que je ne sais pas encore dans quel domaine. J'aime bien écouter... écrire... et comme vous, partager, accompagner... ai-je bredouillé un peu confuse car c'est souvent gênant de parler de soi.
- Journaliste, sauf que je ne sais pas encore dans quel domaine. J'aime bien écouter... écrire... et comme vous, partager, accompagner... ai-je bredouillé un peu confuse car c'est souvent gênant de parler de soi.
Au moment de nous quitter, elle m'a souhaité bonne chance et de toujours me lever du bon pied.
Dopée par son parcours, je me suis dit qu'il était temps de me lancer puisque je savais déjà me lever d'un seul pied, peu importe lequel ! Il me fallait juste saisir la balle au bond...
Et à trouver le bon équilibre entre mon hémisphère gauche, le rationnel, et le droit, l'imaginatif ?
Et moi, si je devenais prof ?
Dopée par son parcours, je me suis dit qu'il était temps de me lancer puisque je savais déjà me lever d'un seul pied, peu importe lequel ! Il me fallait juste saisir la balle au bond...
Et à trouver le bon équilibre entre mon hémisphère gauche, le rationnel, et le droit, l'imaginatif ?
Et moi, si je devenais prof ?