Saône drown

Taillées au couteau, d'épaisses nappes de brouillard glissent à la surface de la Saône, laissant entrevoir les contours d'un petit bateau de location. Lorsque le commandant de gendarmerie Édouard Millet arrive sur les lieux, les hommes se raidissent. Il a le sourcil broussailleux et l'air hargneux d'un héron cendré qui a le bec dans l'eau.

- C'est le deuxième ce mois-ci, crache-t-il, suffisamment fort pour que tous ses hommes l'entendent. Combien de disparus cette fois ?
- Ils étaient deux à bord, Commandant, un couple. Ils ont passés l'écluse sur le canal à sept heures ce matin. La pénichette a été repérée vers neuf heures alors qu'elle dérivait. Nous avons deux témoins, un vieux pêcheur et un joggeur. Michaud les a convoqués à la gendarmerie.
- Bon, bon, on va peut-être enfin y voir plus clair. Blandin, Virot, attendez l'équipe de plongeurs et la police scientifique. Les autres, rendez-vous à la gendarmerie.

Soudain, un rire sinistre éclate au cœur de la brume. Le Commandant hausse les épaules :

- Saloperies de cormorans !
Le brigadier Toussaint, qui regrette d'avoir quitté sa Guadeloupe natale pour ce petit havre de paix peuplé de colverts et de poules d'eau, s'inquiète :
- Il est pas bon ce brouillard, chef...
- Vous n'allez pas vous y mettre, vous aussi ! On a déjà assez à faire avec les journaleux du coin et leur dame blanche qui hanterait l'écluse. Foutaises que tout ça ! Vous êtes à la gendarmerie, Toussaint, pas chez les curés.

Malheureusement pour le Commandant Millet, les témoins n'ont rien vu d'autre qu'une vapeur blanche flirtant sur l'eau grise du petit matin. De quoi alimenter la légende du fantôme de la noyée dansant dans le courant. Durant plusieurs jours, les plongeurs s'activent mais aucun corps n'est repêché. Bientôt, les disparus deviennent des morts qu'on pleure et des boîtes vides qu'on enterre malgré tout. La noyée blanche regagne le lit froid de la Saône.

Julien court toujours. Il court à contre-courant, à contre-vent, à contre-temps. Le joggeur court pour oublier. Faire comme s'il pouvait tout laisser derrière lui. Faire semblant d'avoir une vie. Depuis l'accident, tout le monde lui a tourné le dos. Comment leur en vouloir ? Il ne ressent pas de colère, seulement du désespoir. Julien regrette, mais regretter ne suffit pas. La souffrance qu'il impose à son corps n'est qu'un leurre pour son esprit. Il sait que dans son cas, l'unique solution serait de partir. Mais il n'a plus de voiture, plus de permis. Courir est la seule chose qui lui reste, son corps comme un refuge, comme ce chemin de hallage qui lui donne l'illusion d'avoir une direction, une route à suivre.

Le soleil glisse à travers les feuillages et caresse timidement les narines de Jean avant d'aller jouer à la surface de l'eau. Cela suffit à réveiller le vieux pêcheur qui a succombé à la fatigue, adossé contre le tronc d'un arbre. Vingt ans qu'il vient s'installer ici, à l'ombre du grand platane. Ils ont vieilli ensemble. Ils se connaissent. Ils s'apprécient. Ici, il n'y a rien et pourtant il y a l'essentiel. Ici, Jean est heureux. Les jours s'écoulent, paisibles, patients. Jean attend que la vie morde à l'hameçon, ce qui se produit somme toute assez souvent. Le vieux pêcheur fait partie du tableau bucolique des bords de Saône, tout comme les péniches louées par des touristes auxquels il adresse toujours un petit signe, deux doigts sur le front, bien que le remous de ces maudits engins mettent le bazar dans ses lignes.

Depuis leur déposition commune à la gendarmerie, Jean se retourne également pour saluer Julien. Le joggeur s'arrête près de lui un instant. Ils échangent quelques mots. Julien envie le vieil homme. Parce que sa vie est derrière lui. Moche ou pas, il en a finit avec elle, il peut se laisser aller, se laisser couler. Demain il sera encore là, il reviendra flâner sur les berges compter les poissons qui mouchent et les sons de cloche dans le lointain.
Julien, lui, sera à l'usine ; et il comptera les gens qui le touchent sur les doigts d'une seule main. Il doit courir le temps qui lui reste à vivre. Un jour peut-être qu'il sera fatigué, peut-être qu'il aura dépassé cette fichue vie. Alors, comme Jean, il pourra se vautrer dans l'herbe tendre et regarder les feuilles rougir le long du canal. Il se confondra avec cette rivière qu'il n'a jamais quitté depuis l'enfance, cette ligne qu'il suit aveuglément. À l'usine, la chaîne de montage charriera des pénichettes et le contrôleur de la qualité leur fera signe en passant. Julien ne se sera pas disputé avec sa femme alors qu'il était au volant. Elle ne sera pas dans un fauteuil roulant. Il n'y aura pas eu d'accident. Ce ne sera qu'un cauchemar qui coulera comme un cormoran.

Julien s'éloigne. Jean a de la sympathie pour lui. Pas besoin d'être assistante sociale pour comprendre que cet homme est à la dérive. Son âme est à l'image de ses baskets trouées : elle prend l'eau.
Le vieux pêcheur vérifie ses cannes lorsque l'une d'elles frémit. Les choses sérieuses commencent. Il empoigne la canne, prêt à en découdre... Mais au terme d'une lutte de quelques secondes à peine, la prise cède et Jean ne remonte à la surface qu'une pièce de tissu transparent, un voile blanc.
Au même moment, sur la rive opposée, quelque chose sort de l'eau et s'enfonce dans les taillis. Un ragondin sans doute. De l'autre côté, il n'y a pas de chemin. La forêt tombe à pic dans la rivière, diluant ses reflets vert tendre dans le gris des courants. Jean aime observer la ligne de partage entre l'eau et la terre, ces quelques centimètres à nu qui révèlent les racines des arbres. Son regard se perd...

Lorsque le commandant de gendarmerie Edouard Millet arrive sur les lieux, les hommes se raidissent. Il a le sourcil en jachère et l'air revêche d'un héron cendré qui claque du bec :

- C'est le troisième, nom de Dieu.
- Un seul disparu, Commandant, c'est notre joggeur. Et cette fois, pas de témoin.
- Alors ça, c'est louche. Pourquoi un type comme Julien Gounot, qui n'a pas une tune, voudrait se payer une croisière sur la Saône ?
- Chef, suggère Toussaint prudemment, d'après les journalistes, on peut organiser son suicide en pénichette sur Internet...
- Je commencerai presque à les croire, ces cons ! Toussaint, convoquez-moi le directeur de la société de location... Blandin, Virot, attendez l'équipe de plongeurs et la police scientifique. Et dites-leur que je plongerai moi-même s'ils ne sont pas fichus de retrouver le corps !

Jean sourit. L'après-midi touche à sa fin. Il a pêché deux belles carpes qu'il relâche avec douceur. En moins d'une seconde, les poissons disparaissent dans les profondeurs. Il sait que Julien ne reviendra pas.

Jean est un ancien de la pègre lyonnaise, un de ceux qui a réussi sa retraite. Il dort sur un joli petit magot planqué, à l'ancienne, dans les sous-bois. Ses vieux jours, il ne voulait pas les passer loin de la Saône. Cette eau-là, elle coule dans ses veines depuis qu'il est môme. Alors, il a remonté le fleuve jusqu'à ce trou paumé où personne ne pourrait le trouver. Mais Jean sent bien que son heure arrive. Et sur sa conscience, il n'a pas que du bien. Son regard se perd au-delà, sur l'autre rive.

La nuit dernière, dans la forêt, Julien a trouvé la grande dalle plate, au centre de laquelle une croix est gravée. Vingt mètres plus loin, il a trébuché sur un autre rocher et a déterré la cantine militaire dans laquelle Jean lui a laissé des habits, beaucoup d'argent et surtout des faux papiers. Une seconde chance. Il n'a plus qu'à courir maintenant.

L'heure est venue, le vieux pêcheur s'assoit à l'ombre du platane et serre le morceau de voile dans sa main. La noyée blanche sortira bientôt de son lit.