Sagesse de rue

« Maître? Vous plaisantez? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître, un courant d'air et il reprend, vous êtes incapable de m'intimider, car j'ai connu pire que les menaces d'un homme faible, dont la seule arme est une conscience tachée de houilles. » L'homme imposant se redressa, surpris du caractère effronté de ce garçon des rues, qui se révolta avant même qu'il lui ait fait ses coutumes propositions infâmes. Il tenait absolument à ce qu'il soit appelé maître par ses serviteurs, c'était le critère principal suivant lequel il choisissait ses alliés : tous des flagorneurs dont il avait acheté la raison. L'homme qui avait garé sa voiture dans un coin de rue sombre, où il pouvait faire « affaire » sans être vu, s'était appuyé contre la portière, éberlué, face à ce bambin qui osait tenir tête à lui, Beauséjour Legrand, propriétaire des plus somptueuses villas qui bordaient la ville.
—  Ne sais-tu donc pas qui je suis, petit voyou ! proféra-t-il en colère.
Agitant sa main autour de sa cravate, comme s'il suffoquait d'une certaine chaleur en un temps pourtant frais. La rue était agitée comme chaque jour, et le vent moins pressé que la multitude affairée, poursuivait sa marche lente. De l'autre côté, d'énormes affiches publicitaires jalonnaient les rues, suffisant à traduire notre train de vie marchand où tout a un prix et tout est apparence.

—  Je sais qui vous êtes ! rétorqua le petit garçon, je vis dans les rues et j'entends parler de tous ces hommes qui ont raté leur vocation d'humain, ces hommes qui mènent une course contre l'humanité et non pour celle-ci. Je les vois souvent passer, affublés de costumes toujours aussi chics et dispendieux. Mais hélas ! Aucune parure ne peut revêtir leurs âmes corrompues et meurtries. 
L'homme resta sur le coup interdit. Choqué, par l'insolence et surtout par la sagacité intrigante de cet enfant des rues. Ils se regardèrent, l'air de vouloir s'affronter : l'homme étant sur la défensive et le petit garçon savourant le déplaisir de celui-ci, pour ne pas dire sa haine. La créativité de Beauséjour, lui venait souvent lorsqu'il fallait échafauder des plans mesquins, et conjurer une menace, telle que celle qu'incarnait à ses yeux le petit bonhomme des rues. Fallait-il faire disparaitre cet effronté? Ce ne serait pas la meilleure solution, se dit-il, car les autres : ceux qui déambulent dans les rues tout comme lui, eux savent peut-être son vrai visage. Il pensa à accueillir le garçon au sein de son foyer et de faire de lui l'un de ces hommes qu'il avili vilement, il aurait donc fallu qu'il soit instruit et éduqué. Qui sait ! Il aurait pu devenir avocat et son ingratitude l'aurait porté à lui intenter un procès. Fallait-il avouer ? Oui, tout avouer, comme ça pensait-il pouvoir se laver devant les yeux de ce garçon tellement gênant, dont il ressentait le curieux besoin de se justifier. En vérité, le garçon était gênant. Il était vêtu de haillons, les cheveux en broussaille mais l'âme bien ordonnée. Il portait des chaussures qui n'étaient que pures accessoires, car ses orteils dépassaient un petit trou qui commençait par s'élargir, comme sa perspicacité dépassait son corps d'adolescent frêle, accusé par les méandres de la vie.
— Bon petit garnement ! Je ne sais pas ce que par ouï-dire tu as dû entendre de moi. Je tiens à être pour une fois honnête. Il fut un temps, où J'errais comme toi dans les rues, et je peux dire n'avoir jamais eu ta dignité ; Si seulement je l'avais eue, j'aurais été à mon âge, comme toi. Traînant dans les rues et accusant tout ce qui bouge : des feux de signalisation aux roues des luxueuses bagnoles. Je n'ai pas eu ton courage, dit-il en se plongeant dans une sorte de réminiscence douloureuse, j'ai plié face aux propositions de ces hommes dont tu parles. Je ne suis pas meilleur qu'eux et loin de moi l'idée de me dispenser de mes fautes en les culpabilisant. Ce sont mes choix et j'assume...
L'homme s'arrêta de parler. L'air distrait, il semblait rassembler les bribes de ses souvenirs épars, avant de reprendre sous le regard curieux du garçon.
— Je prenais part à des affaires louches, dont je ne pourrais me laver devant la loi et encore moins devant tes yeux innocents que je fais à cet instant miens : je me regarde à travers tes yeux, en me voulant des comptes dont je ne saurais rendre compte. Dans la rue mon gars, chaque choix a son revers. J'ai choisi de ne plus verser des larmes dans un coin lugubre et nauséabond, pour verser dans mon verre du vin rouge  tel le sang, que je fais couler sans pitié. J'ai choisi de dormir dans un lit moelleux en disant au revoir à ma paix d'esprit, et la nuit je ne parviens plus à dormir; j'écoute de la musique classique dont je ne tire aucun plaisir, car dans ma tête, d'autres voix viennent se greffer sur les notes provenant des disques, que je fais souvent tourner en boucle. Des voix qui implorent ma pitié et qui s'achèvent brutalement par un son perçant, lequel parvient à désarçonner les plus belles harmonies. J'aurais de loin préféré entendre mon estomac gargouillé que d'entendre ces cris qui assomment ma conscience.
Après que Beauséjour eut fini d'étaler tous ses maux en une sorte de discours prolixe, pensant que le garçon des rues était au courant de toutes ses frasques, l'adolescent un peu surpris de ses confessions lui répondit :
—  Moi, je me fais tout le temps frapper par les autres. Parfois, je pense aux propositions alléchantes de ces hommes dont la vertu se limite à la hauteur de leurs maisons, et dont la valeur se résume aux prix des marques luxueuses qu'ils affectionnent. Comme vous le dites M'sieur, chaque choix a son revers. Lorsque je me fais battre par les autres dans la rue, je peux étouffer mes cris douloureux dans le tumulte des klaxons et des moteurs énervés, acculés, dans les bouchons. Quand les manques se font ressentir, je les dissous dans les rues toujours plus grandes. Et lorsque je me sens seul, je me conforte et me distrais du théâtre des rues, non pas comme ceux auxquels vous avez l'habitude de prendre part, mais celui de la myriade de scenarios offerte par les passants. Je sais les risques que j'encoure, car la rue est dangereuse et à tout moment je peux y laisser ma vie, mais que vaut un corps errant dont la conscience s'éteint? 
L'homme fit mine de réfléchir à une réponse qui lui semblait pourtant évidente. Avant même qu'il eut le temps d'articuler sa pensée, le garçon reprit:
—  Maintenant que vous m'aviez expliqué votre situation, je comprends bien vos choix mais en aucun cas je n'y adhère. M'sieur, je ne savais pas autant sur vous. Je savais tout simplement que vous possédez les villas les plus luxueuses de la ville. Je ne savais pas que vous ne pouvez dormir la nuit, ni vos délits. Cependant, ce petit garçon qui réside encore en vous a voulu que vous lui parliez à travers moi.
Des yeux de l'homme vêtu d'un costume noir, sourdaient des larmes qui laissèrent le garçon perplexe et contrit. De sa voix étrangement calme, l'homme rompit le silence.
—  Un vrai maître ne cogne pas pour imposer, il cogne la sensibilité avec la plus grande sagesse et en fait ressortir ce qu'il y a de mieux... ce n'est donc pas à toi de m'appeler maître, car tu viens d'atteindre avec ta lumière, la part la plus obscure de ma vie. Je ne sais ni ton nom, ni ton âge, et c'est tant mieux, car autant de sagesse ne peut être contenue dans ce qui ne sont que des inventions sociales.
Ils se regardèrent les yeux dans les yeux, le petit garçon regardant tout ce qu'il veut éviter de devenir et l'homme admirant tout ce qu'il aurait souhaité rester.