Ruelle de la mémoire

Par une chaude journée d’été, le bruit provenant de la grande braderie de Lille contraste avec le calme habituel de cette belle ville. Entre stand de vieilleries et dures négociations, un vieil homme se faufile, le regard vide. S’arrêtant à chaque carrefour pour fouiller les déchets abandonnés là, les passants le dévisagent et détournent le regard si l’envie lui prend de les regarder à son tour. Pour lui, la vie est morne, insipide. Quittant le coin des brocanteurs, il se dirige vers le parc de la Citadelle pour trouver un peu de calme. Là, assis sur un banc, le soleil lui caresse le visage et en profite pour le réchauffer de ses rayons apaisants. Fermant les yeux, l’homme se sent partir, et commence à explorer les recoins de son esprit.

Un garçon court sur le sable. Il tombe, rit et se relève. Au-dessus de lui, loin dans les cieux, un festival de formes et couleurs volent et virevoltent. Un coup de vent fait frémir les cerfs-volants, qui s’élèvent encore plus alors que les passants venus les admirer poussent des soupirs de joie. Plus tard, allongé sur le sable chaud, le garçon les admire, des étoiles dans les yeux. Lui aussi il voudrait pouvoir voler, explorer le ciel et ses horizons. A côté de lui, une banderole affichant “Rencontres internationales de cerfs-volants de Berck” est fièrement plantée dans le sable.

Un jeune homme se balade sur la Grand Place avec ses amis. Le froid de l’hiver a fait son arrivée, les bonnets, écharpes et gants sont de sortis. Enjoués, ils se dirigent vers la Grande Roue, traversant le marché de Noël qui s’étend fièrement à ses pieds. Une fois dans la nacelle, les adolescents ne poussent, chahutent et s’amusent. Une fois en haut, surplombant la ville, ils profitent de cette plénitude. Pas de parents, pas de devoirs, juste l’envie de rester là malgré le froid mordant et le vent qui vient chatouiller les parcelles de peau qui ne sont pas couvertes. Puis viens la descente, et la fuite vers le café en face de l’Opéra pour se réchauffer. Assis là, un bon chocolat brûlant entre les mains, l’insouciance de la jeunesse leur promet une journée fantastique.

Un chien aboie, faisant sortir le vieil homme de sa rêverie. Grognant, il se redresse sur le banc et regarde autour de lui. Le soleil commence à se coucher, les brocanteurs rangent leurs stands, c’est l’heure pour lui de partir. Il se redresse, et commence à marcher vers le centre-ville. La température est douce, c’est un temps à dormir dehors. De toute façon il n’a pas le choix. Le ventre vide, l’homme passe devant de nombreux restaurants. Que c’était le bon temps quand il pouvait aller dévorer ses gaufres favorites chez Mert, ou quand il s’offrait avec tous ses amis un énorme cornet de frites ! Aujourd’hui, tout a changé. Plus personne ne le connaît. Tout le monde l’évite.

Une voiture passe à côté de lui, une fenêtre s’ouvre et une voix surgit : “Sale clodo !”. Puis rapidement, elle s’éloigne. Les insultes, il a appris à vivre avec. Mais même avec une carapace, le cœur s’effrite un peu plus à chaque parole injurieuse. Le regard absent, ses pieds le conduisent naturellement vers sa somptueuse résidence pour la nuit : un petit renfoncement dissimulé entre deux immeubles. L’endroit est étroit, sale, puant mais au moins tranquille. Le vieillard sait que personne ne viendra le déranger, mis à part quelques colocataires aux longues dents ou un chat abandonné. Il avait un chat autrefois, dans une autre vie. Son nom était Minou, plutôt original pour un félin tigré. Ses parents l’avaient ramené, alors qu’ils l’avaient trouvés seul, sale et affamé sur le pas de la porte. Ses parents... Même après de nombreuses années, ils lui manquaient terriblement. Souvent, ils apparaissaient dans ses rêves, le réconfortant ou au contraire l’insultant de tous les noms. Dans ce dernier cas, il avait mal. Très mal.

Il arrive enfin dans sa cachette, SON recoin. Dans le sac de couchage rangé là, il fouille et trouve un bout de pain. Il a son repas. Tout en mâchant, l’homme écoute les passants, les rumeurs alentours, le murmure de la ville. A travers la fenêtre d’un immeuble proche, il entend un homme crier. Encore un match de foot. La nuit risque d’être longue avec cet homme qui hurle après l’arbitre.

Fermant les yeux, il se revoit dans le stade Pierre Mauroy, acclamant le Losc alors qu’ils viennent de marquer un but. Le bruit de la foule en liesse, l’odeur des bières renversées par un trop plein d’énergie, la proximité des gens et la chaleur dans le cœur de tous, tous ces souvenirs remontent à la surface. La soirée d’après match chez l’ami d’un ami, avec la musique trop forte et les voisins qui viennent frapper, le jeune homme qu’il était ne se doutait de rien. Il aimait ses amis, la musique, les filles évidement. Sa vie était magique, tout était si simple quand il n’y avait rien à faire, sans responsabilités particulières. C’était une belle époque, rythmée par les cours à la fac, les soirées et les amis, compagnons de fortunes dans cette mer houleuse qu'est la vie. Ils étaient tous marins, ne se souciaient pas de leur destination, mais seulement de l’instant présent. Puis ce fut le naufrage. Sans capitaine, leur voyage était voué à l’échec, mais qu’est-ce qu’ils avaient profité de cette liberté ! Aujourd’hui, ces mêmes “amis” l’avaient délaissé, abandonné, rejeté. Dur dur la vie de SDF quand on n'a personne sur qui compter.

Calmement, le bruit de la ville s’estompe. L’homme replonge dans ses souvenirs.

Il l’avait invitée. Et elle avait accepté. Que la vie était belle ! C’était le grand jour, ou plutôt le grand soir. Restaurant, cinéma, rien n’est laissé au hasard. Plus tard, en sortant de la salle, il l’embrasse. Elle ne recule pas et approfondi même ce baiser. Déchaînement de couleurs, de sensations. C’est ainsi qu’il l’avait trouvée. Après plusieurs années, ils emménagent ensemble dans un petit appartement parisien. Avec leur diplôme en poche, trouver un travail n’a pas été compliqué. Le voilà professeur et elle secrétaire d’une grande boîte. La vie est belle. Ils gagnent bien leur vie, rencontrent de nouvelles personnes et s’amusent. Au travail, rien à signaler. Les autres le surnomment PN, les professeurs mais également les élèves. Compliqué de s’imposer avec un nom composé tel que Pierre-Nicolas, mais bon, il vaut mieux en rire qu’en pleurer. Ses parents avaient un certain sens de l’humour. Tout le monde l’aime. C’est un professeur attentif, compréhensif mais aussi sévère quand il le faut.

Un jour, alors qu’il donne un cours, son téléphone sonne. Numéro inconnu. Bonne ou mauvaise nouvelle ?

C’est l’hôpital. Ses parents sont morts dans un accident de voiture. Tous les deux.

Morts

Il est inconsolable. Même son épouse ne sait trouver les mots pour le sortir de la torpeur dans laquelle il s’est enfermé. Il ne mange plus, ne travaille plus, n’arrive pas à dormir. Que c’est dur pour elle aussi... Elle fait avec, se bat contre l’envie de le laisser là, de tout abandonner, car elle l’aime. Elle veut qu’il s’en sorte.

Pourtant, au bout d’un an, elle abandonne. Elle le fuit, pour vivre enfin sa vie sans un poids à traîner. Certes, elle éprouvera du regret, mais ce n’est rien face au soulagement que l’habite enfin.

Seul, délaissé par tous, il retourne dans sa région natale dans le Nord de la France. Il est fauché, puisqu’il ne travaillait plus depuis quelques temps. N’ayant trouvé aucun refuge, il est contraint de s’installer dans ce recoin, sale mais confortable. Dès lors, sa vie dans la rue commença.

Aujourd’hui, à 50 ans, Pierre-Nicolas ne vit que de la générosité des passants et des restes trouvés dans les poubelles. Néanmoins, cette vie lui convient désormais.

Alors, oui il aimait cette région, malgré tout ce qui s’était passé. C’était la seule personne à le lui avoir jamais fait mal dans sa triste vie.