Roman éternel

Gèro a lu beaucoup de livres et en a tiré la conclusion que les êtres humains étaient des marionnettes ou si l'on préfère des poissons dans un bocal. Âpre conséquence: il se tait, ce qui est une manière de rire tristement. POurtant n'échappant guère au destin de marionnette, ce qui est le propre de l'homme, il s'est engagé vis à vis de lui même à écrire un roman éternel. Laisser une trace, c'est son obsession même si c'est une trace dans un bocal. Seulement voilà de Don Quichotte aux Possédés tout a été dit, l'aquarium étant de dimension limitée. Alors Géro se pose une question stratégique: "que faire?".
Assurément le contenu sera identique, les poissons nageant dans les eaux troubles ou claires de la répétition. Une obsession étant une obsession Géro aprés quelques années d'interrogation eût une nuit une illumination de feu: il fallait travailler la forme, non le contenu, une forme qui laissât place au double regard, celui de la lucidité et celui du rêve, de la mort planifiée aux élans durables de clarté. Alors se saisissant tremblant de son stylo il se mit à écrire ce que voici saisi d'une fièvre ardente, ce n'est pas rien il visait l'éternité:
"Conjuguer la fourmi à l'étoile. Le dormeur du Val était un toxico. Coeur ensoleillé de la
marguerite. Un enfant ne rêvant plus.La sagesse antique du brin d'herbe. Les putes du trottoir sont des vierges"
Géro s'arrêta alors, il était sur une fausse piste, il juxtaposait la lumière à l'ombre mais ne les entremêlait pas, dans un flot indissociable, dans un flux intarissable.Ne devient pas roi du bocal qui veut.
IL fit une dernière tentative:
"Vivre ici ou ailleurs est un coup de poker. Le
destin est un jeu de cartes à la lumière ou à l'ombre de la finitude."
Géro après des années de recherche éprouvante, toujours à la recherche de son roman éternel, eût soudain l'idée de briser le bocal...