Roman(ce) de gare

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Nouvelles - Littérature Générale

Selon lui :
Elle avait une façon singulière d'être ordinaire. Des cheveux châtains, des yeux assortis à ses cheveux, des vêtements accordés à ses yeux. Elle était l'automne éclatant, captif dans le corps d'une femme. Une déclinaison d'ambre et de bronze, dont les reflets devaient être somptueux sous le soleil de juin. Mais je ne la voyais jamais que dans l'ombre ou sous les lumières artificielles.
Elle avait une façon déplacée de se tenir immobile. Chaque jour elle se posait sur le rebord du quai, oiseau en équilibre qui se mettait à lire. Une lecture en suspens, toujours proche de la chute. Puis le train arrivait. Elle se mettait alors en mouvement, au ralenti, image par image. Un film de Chaplin. Présent décomposé en gestes saccadés. Le doré de ses cheveux se reflétait en séquences dans les vitres des wagons qui défilaient devant nous. Une femme en super 8. Un fabuleux spectacle.
Elle avait cette façon mutique de communiquer. Inlassablement silencieuse, elle affichait des expressions décalées, bien qu'extrêmement précises. Une fille très lucide, voire extralucide. Capable de vous lire du début à la fin, seulement en vous fixant.
Elle était de son temps mais un peu hors de lui. Un peu hors d'elle aussi, comme une âme effarée, qui vivait dans un monde qui ne sera jamais sien. Une fille des seventies : un visage d'enfant qu'on appelle madame.
Elle a piqué mon cœur sans même m'effleurer. Une femme bissectrice, dont, quasiment chaque soir, la trajectoire coupait la mienne sur le quai du RER A.
Les femmes qui lisent sont dangereuses. J'avais souri à la lecture de ce titre provocateur. D'autant que je savais que ce n'était qu'une couverture, sous laquelle le livre régulièrement changeait. Elle avait de l'humour. Ou était-ce une mise en garde ? J'ignore à quel moment j'ai commencé à me voir tel le héros de son histoire. J'ai alors recouvert mes lectures d'une vieille jaquette de Don Juan. Je le plaçais de manière ostensible devant mon visage, chaque soir où le destin nous faisait nous croiser, ce qui, de façon surprenante, arrivait aussi régulièrement que le RER A aux heures de pointes.
Elle descendait à Auber. Alors, mon trajet jusqu'à Vincennes devenait morne et interminable. Je rangeais mon livre et me vissais un casque sur les oreilles, pensant que la musique adoucirait ma peine. Je m'étais décidé un soir de printemps, en écoutant une chanson qui disait : « C'est peut-être toi qu'il lui faudrait ».
J'avais échafaudé un plan, habile mais moins complexe que celui du métro parisien.
Le jour J était un vendredi. « Charles de Gaulle – Étoile », avait dit la voix. Au prochain arrêt, notre avenir se profilait.
« Auber ». Elle était descendue et je l'avais suivie à distance. Alors que l'escalator nous portait enfin vers l'extérieur où je m'apprêtais à exposer mes sentiments au grand jour, le tonnerre avait grondé, suivi d'une averse s'abattant lourdement sur la capitale. Lorsqu'elle était arrivée en haut, deux petites filles trempées s'étaient précipitées à sa rencontre et jetées dans ses bras. Un peu plus loin, flouté par le rideau de pluie, un homme se tenait sous un grand parapluie, qui semblait les attendre.
C'était une scène d'une infinie tendresse. Que je me pris en pleine face, comme une colonne Morris que je n'aurais pas vue. Bong. Maudit amour platonique. J'étais prêt à lui servir mon émoi sur un plateau et elle m'avait fait la nique. Abattu, j'avais replongé sous terre en direction du relais « hache », histoire de m'achever complètement avec le premier roman de gare venu. Alors je m'étais abreuvé de mots, jusqu'à m'y noyer, pendant la mise en bière de notre amour souterrain.

Selon elle :
Il est descendu à Auber et me suit dans les couloirs du RER. Cela fait des mois que je le cherche du regard en arrivant sur le quai obscur de La Défense. Il a une façon un peu gauche d'être maladroit. Une façon désarmante de vous fusiller du regard. Une façon déroutante de rester dans le droit chemin. Quand je sens sa présence, je deviens comme absente. Hors du temps. En mode économie d'énergie. Presque chaque soir il est là, toujours un peu plus las. Un homme de son temps et de celui d'avant. Lorsqu'il arrive enfin, je dois me concentrer plus encore sur les lignes de mon roman. Ne rien laisser paraître. Mais rien n'y fait. Il s'est, sans le savoir, emparé du crayon qui trace les lignes de ma main. Il devient peu à peu le personnage principal du livre que je fais mine de lire. Il est tour à tour Cyrano, Tristan et Roméo... Je suis un peu vieux jeu, côté littérature. Nos trajectoires sont parallèles : évoluant côte-à-côte, jamais elles ne se croisent.
J'ignore où il se rend, mais lorsque je descends il reste dans la rame alors que mon cœur sombre.
Mais ce soir, il est là, à quelques pas de moi. Je n'ose pas m'arrêter pour lui parler, lui dire. C'est irréel, excitant. Et risqué. Je le laisse me suivre. Advienne que pourra.
J'arrive en haut de l'escalator. Il n'a toujours rien fait. Rien dit. Les filles sont là et se précipitent vers moi. Mon ex-mari me les ramène de Lausanne, où il vit et où elles ont passé les vacances. Il attend au loin, droit comme un soldat, ne se rapprochant plus de moi que pour les échanges indispensables à la relève de la garde. Je serre les filles dans mes bras et, seulement alors, je me retourne.
L'homme du RER A n'est plus là.
Sombre idiote. Voilà où cela mène l'amour à sens unique. Au non-sens. À l'impasse. Un amour unilatéral. Pourquoi y a-t-il « uni » dans « unilatéral » ? Parce qu'il y a « latéral », aussi : nos chemins vont dans la même direction sans jamais être voués à se rejoindre. Serrant plus fort mes enfants, je ferme les yeux, desquels coulent des larmes amères que je dissimule parmi les gouttes de pluie. Je sais : il ne sera jamais plus sur le quai, dans la rame ou le couloir.
Je revêts le manteau de la mère divorcée que j'arbore au grand jour depuis déjà des mois.
J'attendrai, encore.

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