Réveil brutal

Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. Étais-je devenue la nouvelle victime de tous les maux de ce siècle ? Les jours passaient mais ne se ressemblaient plus du tout chez moi. Comme ils étaient bien ces journées qui se ressemblaient toutes. Un goûter préparé par les soins de maman, l'école, les amis, les loisirs, mais ça c'était bien avant. Bien avant que le cygne ne se transforme, non pas en un vilain petit canard mais bien en une épave.

Je fête bientôt mes vingt-huit ans sur terre, pour être exacte c'est dans quelques jours ! l'âge auquel tout humain est censé être productif. J'essaie de faire un bilan de ma vie mais c'est un peu compliqué. Abrutie par tous ces comprimés que j'avale à longueur de journée, le regard vide, l'estomac dans les talons, je me perds dans mes pensées. Mariage, emploi, indépendance financière voilà les mots qui défilent dans ma tête.
- Et d'ailleurs as-tu vu la dernière acquisition de sona ? dis-je à Hawa qui était venue me rejoindre.
- Oui, s'empressa-t-elle de répondre et tu devrais te hâter de trouver le même sac ma chère parce que vous êtes de la même génération.
Hawa était toujours aussi dure et critique à mon égard. Elle aimait bien m'enfoncer mais face à elle j'étais si impuissante. Elle me marchait littéralement dessus.
- Oui je sais, répondis-je mélancolique. Ce sentiment d'envie devant ce que possédait les autres grandissait en moi chaque jour, accentué par les remarques cinglantes de Hawa.
- Mais ne t'en fais pas me dit-elle. Tu es assez jolie, faudrait juste saisir la main qu'on te tend. Il n'y a rien de mal à griller quelques principes minables parfois.
- Tu as bien raison, mais j'ai fait des études, je dois être en mesure de trouver un emploi qui me permettra de me payer tout cela facilement "sans griller mes principes minables" lui répondis-je sur le même ton sarcastique.
- Toi trouver un emploi ? rigola-t-elle, dans un pays comme celui-ci et avec des parents aussi pauvres que les tiens ? As-tu des contacts dans l'administration ? Non. As-tu...
Pendant qu'elle déblatérait, des larmes me montèrent aux yeux. En fait, elle avait bien raison Hawa. J'avais fait des études d'ingénierie dans l'une des plus grandes écoles de Dakar, j'étais sortie avec tous les honneurs dus à mon statut de seule fille de la promotion. J'étais persuadée que je réussirai à m'insérer professionnellement. J'avais toqué avec hardiesse aux portes de grandes multinationales, assisté à des séminaires sur l'inclusion de la jeune fille mais hélas, le temps était passé. Ma volonté de réussir s'était transformée en une dépression sévère accentuée par la vie de luxe que renvoyait certaines jeunes filles sur les réseaux sociaux. Je fanais comme une rose qui n'avait jamais goûté aux délices d'une goutte d'eau. La belle jeune fille que j'étais jadis, n'étais plus que l'ombre d'elle-même.
Hawa continuait son discours, passant du sarcasme à l'ironie comme elle savait si bien le faire.
- Stop ! criai-je. J'appellerai Saïdou, je te promets. Saïdou était le proxénète du quartier. Il avait une si grande influence que toutes les jeunes filles cupides lui courraient après. Les mères le haïssaient, les jeunes filles l'adulaient et les garçons du quartier voulaient le réduire en silence. Telle était la vie de ce jeune homme à peine la trentaine passée. Il avait arrêté les études pour se consacrer à son entreprise comme il aimait si bien le dire. Faut avouer que cela marchait bien. Il avait rénové la maison de ces parents et roulait maintenant dans une mercedes benz.
- Voilà qui est censé ma belle, continua Hawa sur un ton apaisé. Saïdou croit moi, c'est le meilleur que tu trouveras. Tu seras la nouvelle It-girl.
- Tu es sûre ? répondis-je lassée de tous ces drames
- Oui évidemment ma belle, crois-moi fini les soucis d'argent.
- Mais je ne veux pas être une courtisane, je ne peux pas !
- On peut toujours, me dit-elle d'une voix douce. Vas-y appelle-le, m'incita t'elle en pointant du doigt mon téléphone qui était à côté de moi.
Je regardai le téléphone, j'hésitais. Je ne voulais pas. Je finis par le prendre et composa le numéro de Saïdou. Je faisais toujours ce que me disait Hawa même si une part de moi rejetait ces idées sordides. Pendant ce temps, le téléphone de Saïdou continuait à sonner dans le vide et cela commençait à m'angoisser de plus en plus.
- Ne fais pas ça, me murmura délicatement Aïssatou qui nous avait rejoint. Ne le fait pas répéta-t-elle.
- Bien sûr qu'elle le fera, retorqua Hawa. De toute façon ce n'est pas ton moment, tu ferais mieux de retourner d'où tu viens.
Je les regardais sans brocher. Comment pouvaient-elles vivres ensemble ? me demandai-je, elles étaient si différentes. Certainement par accoutumance.
La voix grave de saïdou me tira de ma petite analyse.
- Oui jeune fille c'est toi ? grommela-t-il
- Oui c'est..., sans me laisser le temps de terminer, il me fit le même discours que toutes les autres fois où Hawa m'avait poussé à l'appeler.
- Écoute me dit-il, tu es très jolie c'est pourquoi je tolère tes comportements inopportuns. On pourra gagner beaucoup d'argent croit moi.
- On ?
- Évidemment ma jolie, mes services ne sont pas gratuits. Je paie des impôts moi.
A cette dernière phrase je failli éclater de rire, il me prenait décidément pour une débile celui-là.
- Passe me voir le soir continua-t-il, afin de contempler la marchandise. J'ai un gros client pour toi ce week-end.
- D'accord
- Et ne me fait pas un faux bond, ça sera ta dernière chance ! me cria-t-il avant de couper.
- Très bien ! lança Hawa. On va être riche.
- Ça sera de l'argent sale, tu me fais honte ! Tu vaux mieux que ça, lança à son tour aïssatou.
- Ah oui ? et c'est pourquoi elle peine à trouver un job, ferme ta bouche si tu n'as rien de sensé à dire.
Leur discussion continuait de plus belle. Je ne voulais plus me préoccuper d'elles, j'étais fatiguée. Je récupérai ma boite d'antipsychotiques dans ma poche et en avalai deux en même temps. Quelques instants après, tout était redevenu calme autour de moi, plus de Hawa ni de
Aïssatou. Plus de pressions.
J'attendais l'arrivée de Naëlle, elle était beaucoup plus complaisante et douce. Elle me dorlotait toujours et me disait de ne pas tomber dans les travers de ce monde où l'envie de bien paraître et le besoin de reconnaissance étaient maître.
Naëlle était la troisième petite voix dans ma tête. Mais elle ne me rendait visite que lorsque j'étais sous antidépresseurs.

Un bruit de moteur, des crissements de pneus, des cris et voilà le cocktail qui me tira de ma crise. Je ne saurai dire combien de temps j'étais restée là, assise à même le sol dans une ruelle sableuse de Grand-Dakar à parler toute seule ou devrais-je dire à répondre à mes deux voix intérieures. Hawa et Aïssatou deux noms que j'avais donné à ces voix qui se titillaient à longueur de journée dans ma tête. Et puis tous ces regards ? Ces personnes qui rigolent de moi, je ne comprends pas ? Étais-je devenue folle ? Non, je ne pense pas.
Naturellement je pris mes jambes à mon cou. Jamais je ne céderai à la tentation, jamais je ne deviendrai l'esclave de ce nouveau vice, la prostitution. Mais pour le moment j'avais besoin d'une bonne douche et de Dr Ndong. Il fallait que je l'appelle celui-là, comment ça je me retrouve à parler toute seule dans les ruelles ? Je me mis à courir aussi vite que je pu pour rejoindre ma maison et mon baba. Je fuyais le regard des gens mais aussi les flashs de téléphone qui s'étaient déployés. Je ne voulais pas me retrouver dans l'une de ces vidéos virales sur internet. Jamais je ne serai la marchandise de Saïdou criai-je.
« Elle est devenue folle la pauvre », « c'est la conséquence de ces lourds traitements en psychiatrie », « non c'est faux elle est juste yabatë», lançait la foule qui s'était attroupée autour de moi.
Moi, la belle Oumy, promise à un brillant avenir prise en flagrant délit par la foule du quartier entrain de discuter avec ses amis imaginaires. Quelle piètre scène.