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— C'est l'heure ! C'EST L'HEURE !!
J'ouvre un œil et sens immédiatement ma petite sœur sauter à pieds joints et à cœur joie sur mon lit. Ma première envie, rapide, encore dans un demi-sommeil, est de lui décocher un coup de pied pour la faire chuter du lit. Mais bien sûr, je me reprends aussitôt et me contente d'un grognement.
— Marie réveille-toi ! Mariiiie c'est le grand jour ! Le grand dépaaart ! Les vacances ont déjà commencé sans toi depuis quinze minutes et trente-sept secondes ! Allleeeez Mariiiie debout !
Mon râle redouble d'intensité et lui signifie clairement mon mécontentement face à ce genre de réveil, aussi brutal qu'un tremblement de terre force sept sur l'échelle de Richter. Mais au fond de moi, je souris. En réalité, je suis tout aussi excitée que Lili de ces vacances en Corse, notre destination familiale et estivale depuis mes dix ans.
Après avoir valsé entre chaque pièce de la maison, fait des courbettes à nos valises, claqué les portes, effectué quelques pirouettes pour vérifier que rien n'a été oublié, virevolté jusqu'à nos chapeaux de paille dans l'entrée, nous voilà tous dans la voiture prêts à démarrer.
Lili chante et se trémousse mais, après quelques tours de roue, la voilà déjà assoupie sur mon épaule, la bouche ronde et molle, rêvant à tous les jeux d'enfants qu'elle va pouvoir faire dès son arrivée. Lentement, je me laisse aussi bercer par le doux vrombissement du moteur, le front collé à la vitre, me demandant si Antoine sera là cette année...
La danse de l'arrivée requiert la même rythmique que la valse du départ, mais cette fois nous ouvrons grand les portes, les rideaux volent et les valises font sauter leurs cadenas comme on fait sauter un bouton de jean après avoir fait un festin de roi !
Ma mère semble avoir mes quatorze ans : je la sens légère comme un nuage de lait dans le café trop noir de cette longue année passée. Je peux voir à quel point elle aussi attendait ces vacances... comme un chien sa caresse.
Mon père sifflote et couvre Maman de regards complices et rieurs. Toute la famille nage dans le bonheur sans avoir même enfilé les maillots.
Le lendemain midi, vêtus de nos robes et chemise fleuries, le cœur gros comme un ballon, mes parents, Lili et moi, descendons les ruelles étroites du village de Pigna. Nous longeons les maisons aux volets bleus et leur toiture blondie par le soleil, pour arriver sur la petite place ombragée où sont déjà réunis nos amis autour d'un grand banquet. Devant l'église, un groupe de musiciens joue les traditionnels chants corses.
La journée s'écoule comme un long fleuve tranquille. Les adultes rient fort, les enfants jouent, courent, sans freins et sans limites. De mon côté, je ne cesse d'espérer voir apparaître Antoine. Pourquoi n'est-il toujours pas là ? Il est dix-neuf heures passées tout de même !
Je me décide à envoyer Lili en éclaireuse : du haut de ses six ans maladroits et naïfs, personne ne s'étonnera qu'elle demande où il se trouve.
— Ma crevette, viens voir !... Cours vers la maman d'Antoine, fais des yeux aussi implorants que lorsque tu veux du gâteau au chocolat et demande : « Il est où Antoiiiiine ? Il avait promis de faire tourner ma robe sur la musique des messieurs qui jouent de la guitare ! »
— Bah pourquoi tu demandes pas toi ?
— T'occupes Crevette, si tu y vas je te donne ma part de dessert pendant une semaine !
Il n'en fallut pas plus pour qu'elle parte en courant accomplir sa mission ! Mes doigts, mon cœur et mes orteils se recroquevillent d'un seul coup, et je rougis si fort que j'ai peur que l'on pense que je vais faire un malaise.
Au même moment, je le vois arriver... Un pied bandé, claudiquant à l'aide d'une béquille. Il arrive tout de même à rester gracieux et, il faut bien l'avouer, il est encore plus beau que l'été dernier. Il a quelque chose de plus, et ce n'est pas sa béquille ! Ce serait plutôt de l'ordre du charme, une nouvelle assurance de jeune homme qui a grandi.
Bien évidemment, je fais semblant de ne pas l'avoir vu et tripote ma robe, mon verre, ma serviette, tout y passe.
Lili fonce sur moi en hurlant :
— Antoine est là tu vois ! Fallait pas t'inquiéter !
J'ai envie de l'étrangler ! II a évidemment entendu, même le village d'à côté n'a pas pu échapper à une telle intensité sonore !
Il sourit et se dirige vers la table, lentement, vu qu'il est « boiteux »... ce qui me laisse le temps de le contempler timidement mais sans pour autant pouvoir détacher mon regard.
Évidemment, tout le monde l'accapare une fois attablé. Les questions affluent : « Comment as-tu fait ton compte ? », « Tu n'as pas trop mal ? ». Lili saute sur ses genoux et veut déjà jouer avec sa béquille pour « faire la malade comme lui ».
Il sourit, dit oui à Lili pour la béquille et raconte qu'il s'est fait une entorse en jouant au foot ce matin et qu'il a perdu sa journée chez le médecin, s'excuse pour le retard et me regarde droit dans les yeux en le disant.
Je fonds, je meurs, je me noie, je n'attends qu'une chose, qu'il vienne me parler, qu'il me prenne dans ses bras, qu'il me demande en mariage même si ce n'est pas de mon âge, qu'il m'embrasse même si ne je sais pas comment on fait et qu'il me fasse danser même si il ne peut pas à cause de son pied ! Je veux tout, tout de suite ! J'ai tellement attendu ce moment...
Ce dîner semble durer une éternité. Mon tour ne viendra donc jamais ?
II est quasiment en face de moi, pourtant il ne me dit pas un mot, seuls ses yeux semblent s'adresser à mon cœur, et ils ont l'air de plutôt bien s'entendre.
Ou peut-être que je me fais des idées. Je ne l'intéresse plus. Il me regarde simplement par politesse, comme les autres. Je me décide à saisir la carafe d'eau pour servir tout le monde et surtout lui.
Comme dans un film, je replace ma mèche derrière mon oreille, humidifie mes lèvres, mes yeux deviennent louve, silence, on tourne :
— Je te sers un peu d'eau Antoine ?
Pas de réponse. Le désespoir m'envahit, mon unique tentative est un échec monstre. Je suis virée. Je ne jouerai jamais dans ce film. J'ai envie de pleurer, de me rouler par terre comme Lili lorsque elle n'obtient pas ce qu'elle veut. Sauf que je n'ai pas les six ans requis pour ce caprice. Je peux juste ravaler ma salive, ma fierté, et lui servir ce verre d'eau simulant l'indifférence.
Au dessert, je songe à m'éclipser pour aller pleurer toutes les larmes de mon corps à l'abri des regards. On me tend un paquet de Pepito que je repose aussitôt sur la table, quand soudain, Antoine vient enfin s'asseoir à côté de moi.
Il se saisit du paquet de biscuits et me dit :
— Si je prends un Pepito à minuit... est-ce que ça devient un pépitard ?
J'explose de rire, il prend ma main sous la table pour y nouer la sienne, je sens le sol s'ouvrir en même temps sous mes pieds pour y laisser tomber mon cœur, ivre d'amour, et scellé à jamais dans les terres de Pigna.
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