Résister et vivre

Je ne peux pas raconter d'où je viens, j'ai tout oublié.
Ou plutôt... j'ai tout trop bien retenu. Tellement bien que j'ai dû me couper en deux pour ne plus crier.
Je m'appelle Donia. Ça veut dire "la vie".
Mais dans mon monde, la vie n'a pas de goût. Elle se boit comme de l'eau croupie : on avale parce qu'on n'a pas le choix.
J'avais six ans quand les bombes ont commencé à tomber.
Elles ne choisissaient pas. Ni les maisons, ni les gens, ni les chiens. Elles prenaient tout. Comme des bouches affamées.
Un matin, la mienne a pris mon grand frère. Il jouait avec un ballon crevé dans la ruelle. Il a disparu d'un coup. Je ne l'ai pas vu mourir. Juste... un morceau de son t-shirt accroché à un fil électrique.
Mon père disait : « Il faut être fort. »
Mais je l'ai vu pleurer dans le noir, recroquevillé sur un seau d'eau sale, pendant que ma mère faisait semblant de dormir.
Et puis un jour, il n'est pas revenu. Il était parti chercher du pain.
C'est là que j'ai compris : ici, même aller acheter du pain peut vous tuer.
Ma mère est morte quelques semaines plus tard. Pas d'une bombe. Pas d'une balle. Juste d'épuisement. Elle s'est allongée un soir, et elle n'a plus ouvert les yeux. Elle avait trop porté, trop perdu.
J'ai essayé de la réveiller. J'ai hurlé, secoué ses bras maigres. Mais elle était partie. Doucement. Comme si elle s'était excusée de ne pas pouvoir continuer.
Ma petite sœur est restée. Elle avait trois ans. Elle ne parlait presque plus. Elle chantait des choses qu'elle inventait, des sons sans sens, pour ne pas pleurer. Un jour, en allant chercher de l'eau, elle est tombée dans un cratère de bombe rempli de boue. J'ai couru, j'ai plongé. Mais je suis arrivé trop tard.
Ses cheveux flottaient encore.
À onze ans, j'étais seul.
Je ne savais plus pourquoi je respirais.
Dormir, c'était risquer de ne jamais se réveiller.
Et se réveiller, c'était risquer de voir encore quelqu'un mourir.
Alors un soir, je suis monté sur le toit d'un immeuble effondré. Il faisait froid. Il pleuvait. Je n'avais pas mangé depuis trois jours. J'ai regardé les lumières au loin. Les autres vivaient. Moi, j'étais mort depuis longtemps.
Je me suis dit : « Si Dieu existe, il me pardonnera. Et sinon... ça ne changera rien. »
Et j'ai sauté.
Mais ce n'était pas la fin.
Je me suis réveillé dans un endroit étrange. Ni chaud, ni froid. Ni noir, ni clair. Le silence y avait une texture. On aurait dit que même l'air retenait son souffle.
Puis j'ai ouvert les yeux, vraiment. Et j'étais... ailleurs.
Un champ. Des enfants riaient. Un ciel bleu sans fumée. De l'herbe sous mes pieds nus.
Je regardais mes mains : petites, propres.
Je portais à nouveau un corps d'enfant. Mais ce n'était pas le mien.
Quelqu'un m'a dit : « Tu t'appelles Donia. »
Encore. Toujours.
J'ai vécu dans ce nouveau monde. On me donnait à manger. On me berçait. On me souriait.
Mais moi, je ne souriais pas.
Je regardais les murs. J'écoutais les silences. J'évitais les jeux.
Je n'arrivais pas à oublier.
Et j'avais peur d'oublier.
Un jour, j'ai trouvé un vieux carnet, caché sous une dalle. Il contenait une phrase, juste une :
 
Et alors j'ai compris.
Ce monde n'était pas un paradis.
C'était une épreuve.
Une deuxième chance... mais pas un effacement.
Si j'étais là, c'était pour ne pas oublier. Pour parler. Pour dire ce qu'on cache. Pour pleurer à la place de ceux qu'on n'écoute plus.
Je suis Donia.
Je suis né dans la guerre.
Je suis mort dans le silence.
Et j'ai été recousu avec des bouts de mémoire.
Peut-être que je ne rirai plus comme les autres.
Peut-être que je tremblerai à chaque bruit fort, à chaque nuit trop calme.
Mais je resterai debout.
Parce que la vie — la vraie, celle qui a des cicatrices — vaut mieux que le néant.
Et si je suis encore là, ce n'est pas pour être heureux.
C'est pour espérer qu'un jour, un enfant, quelque part, naîtra dans un monde où Donia ne sera plus un prénom tragique,
mais une promesse tenue.
1