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Nouvelles - Littérature Générale
« Curieux, comme le quai d'une gare est toujours glacial », pense-t-il en remontant son col. 7h29, heureusement le train Intercités à destination de Paris Austerlitz est à l'heure et fait son entrée en gare dans un crissement de freins assourdissant. Ruée habituelle des voyageurs agglutinés devant les portes des wagons comme des acheteurs compulsifs à l'ouverture d'un grand magasin un jour de Black Friday. Une fois la bousculade terminée, il monte à son tour. Quelques sièges sont disponibles. Il repère deux places solo en face à face avec tablette. Le siège orienté dans le sens de la marche est occupé par une jeune femme, plutôt mignonne. Déjà installée, elle a dû monter à la gare précédente.
— Bonjour. Cette place est libre ? demande-t-il en désignant le siège d'en face.
— Oui bien sûr, répond-elle avec un sourire.
Il sourit en retour, ôte son manteau et place son sac à dos sur l'étagère.
Lui : Rectification, elle est même très mignonne. Pour une fois, je ne vais pas faire le trajet en apnée assis à côté d'une rombière imbibée de parfum bon marché ou d'un souffreteux grippé distributeur de microbes.
Elle : Eh, il est plutôt pas mal. Au moins, je ne vais pas me coltiner un vieux pervers qui va reluquer mon décolleté pendant tout le trajet.
Le train démarre, prenant rapidement de la vitesse. À l'intérieur du wagon, chacun a trouvé sa place et le brouhaha de l'installation a fait place à un silence ouaté. Les passagers, en route vers leur travail parisien, vont pour les uns s'assoupir et finir leur trop courte nuit, pour les autres pianoter sur leur smartphone ou leur PC. Seul le gros lourd de service – si vous voyagez souvent, vous le connaissez sûrement, il y en a toujours un par voiture – trouble l'atmosphère feutrée en faisant profiter ses voisins de sa conversation téléphonique, avec la discrétion d'un vendeur de nettoyeurs vapeur à la foire expo.
Derrière la vitre, dans la lueur blafarde de l'aube, les faubourgs de la ville ont cédé la place aux vastes étendues de Beauce nappées de brumes matinales.
Il se détourne de ce morne paysage et observe la jeune femme à la dérobée. Il aime étudier les gens et chercher à deviner ou à imaginer ce que peut être leur vie.
Lui : Elle est plongée dans son ordinateur portable et semble partie pour un voyage studieux. Étudiante ? Non, elle est plutôt habillée, comme une working girl, ensemble pantalon tailleur ajusté et hauts talons, ce qui lui va très bien d'ailleurs. Elle ressemble un peu à Julia Roberts dans Pretty woman après son relooking... et avec les yeux bleus en plus.
Elle : Il a des airs de Bradley Cooper, mais avec les yeux bleus en moins (on ne peut pas tout avoir)... et avant sa nuit de débauche dans Very bad trip.
Il essaie de la regarder discrètement. Il a trouvé le truc. Compte tenu de la pénombre extérieure, les néons du wagon sont allumés, et le profil de la jeune femme se reflète dans la vitre. Il peut ainsi la détailler tout en ayant l'air de regarder ailleurs.
Elle n'a pas besoin de subterfuge. Elle est capable de vous voir sans vous regarder.
Elle : Mince, j'aurais dû me lever plus tôt pour me laver les cheveux, je les aurais lâchés au lieu de les coiffer en queue de cheval. Sans compter que je me suis maquillée à la va-vite.
Lui : J'aime bien les filles avec une queue de cheval, ça dégage leur nuque et leur visage. Et elle est maquillée juste ce qu'il faut. Bon, il faut que j'arrête de me faire des films parce qu'apparemment je ne l'intéresse pas beaucoup, elle n'a pas levé les yeux de son ordi. De toute façon, j'ai pas envie de prendre un râteau. Une fille comme elle doit avoir un copain, c'est sûr.
Elle : Bon ben on peut pas dire qu'il flashe sur moi. Il a passé son temps à regarder par la fenêtre. Et puis un type qui ressemble à Bradley Cooper... Il doit avoir une Jennifer Lawrence à la maison, c'est sûr.
Pendant ce temps, le gros lourd s'est endormi et, toujours aussi altruiste, fait profiter ses voisins de ses ronflements sonores. Elle lève les yeux au ciel et ils échangent un regard de connivence accompagné d'un sourire discret.
De plus en plus troublée, elle renonce à se concentrer sur le PowerPoint qu'elle doit présenter en réunion ce matin, ferme le capot de son PC et feuillette le magazine féminin qu'elle vient d'extraire de son sac. Lui échafaude des plans pour l'aborder, mais ne parvient pas à se décider sur la tactique à adopter.
Alors que les affaires des deux tourtereaux progressent à la vitesse d'un TGV cloué en gare par une grève des cheminots, les soixante-dix minutes du trajet se sont presque écoulées et voilà que se profilent, dans la faible clarté de cette matinée pluvieuse, les lotissements-dortoirs de la banlieue parisienne.
Le train est à peine immobilisé qu'elle a déjà remballé ses affaires et attend, debout dans l'allée.
— Au revoir. Bonne journée ! dit-elle, lui décochant un sourire XXL à la Pretty woman.
Il panique, bafouille une formule de politesse, et s'empêtre avec son manteau et son sac à dos. C'est trop bête, il ne peut pas la laisser partir comme ça. « Assurez-vous de n'avoir rien oublié dans le train », crachote le haut-parleur. Justement, il s'aperçoit qu'elle a oublié son magazine. C'est sa chance. Il se saisit du journal et s'élance vers la sortie. Enfin « s'élance », c'est beaucoup dire. Une demi-douzaine de voyageurs s'est intercalée entre eux. Elle est déjà sur le quai alors qu'il se trouve encore dans le couloir, bloqué par une dame âgée trimbalant une valise qui fait deux fois son poids.
Lorsqu'il pose enfin le pied hors du wagon après avoir balancé la mamie sur le quai et aidé la valise à descendre – ou l'inverse –, elle est déjà loin. Il la repère, une cinquantaine de mètres plus loin, grâce à sa queue de cheval qui se balance de droite à gauche et de gauche à droite à chacun de ses pas. La foule compacte l'empêche de courir. Il slalome entre les gens et gagne néanmoins du terrain. Il n'est plus qu'à dix mètres d'elle. Il peut entendre le clip clap de ses talons sur le bitume. Mais voilà le bout du quai. Catastrophe. Un grand barbu qui semblait l'attendre lui fait la bise avec gourmandise et, la prenant par le bras, l'entraîne vers la sortie, côté taxis. Lui est stoppé net dans son élan, comme un saumon assommé par le coup de patte d'un ours alors qu'il remonte la rivière. La mort dans l'âme, il se dirige d'un pas traînant vers l'accès du RER direction Marne-la-Vallée.
Elle a vu son collègue de travail qui l'attendait au bout du quai. Il l'a embrassée comme du bon pain et ne s'est pas privé de la serrer de trop près. Lui au moins ne se fait pas prier pour lui faire la cour. Sauf que celui-là ne lui plaît pas du tout. La vie est vraiment mal faite. Elle a tourné la tête et aperçu Bradley Cooper se dirigeant vers le RER. Tout n'est pas perdu. Il tenait dans sa main le magazine qu'elle avait volontairement oublié sur la tablette. Elle a fait un truc fou. À la page quarante-cinq – c'est tombé comme ça –, elle a griffonné son numéro de portable sur le visage de Julia Roberts et a pris soin de corner la page.
C'est terminé. Il s'est engouffré dans le couloir, porté par le flot des gens pressés d'arriver à leur travail pour pouvoir faire au plus tôt le trajet en sens inverse et rentrer chez eux. Il emporte avec lui un beau souvenir et une montagne de regrets. Il passe devant une poubelle et, sans même s'arrêter, y jette le magazine.
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