Me voilà enfin en route pour rejoindre Mélanie. Ah, Mélanie, Mélanie, Mélanie ! Je t’aime partout, partout, partout ! Je te vois, même les yeux fermés : belle à me damner, tes longs cheveux bruns qui couvrent à peine ta poitrine qui se dresse vers moi, ton sourire tout en pleins et en déliés, ta main qui caresse ma joue et qui se perd dans ma barbe noire. Mais calme-toi, mon petit Christian ! Fais attention à la route. Je sais, tu la connais par cœur, mais en Savoie, elle n’est pas vraiment droite, et le temps n’est pas au beau fixe. Normal pour une fin décembre. La neige de la semaine dernière n’a pas fondu à cause des gelées nocturnes, mais la voie est dégagée, et ma veille voiture a chaussé des pneus neige.
J’ai quitté Praz sur Arly en catastrophe, j’espère avoir emporté l’essentiel. De toute façon, je reviendrai chercher le reste, une fois les fêtes de la nouvelle année passées. Mon pote Manu, contremaître chez Somfy à Sallanches, comme moi, me prêtera sa camionnette. Peut-être viendra-t-il avec moi pour mon déménagement.
J’ai passé Flumet comme une fleur, tiens, comme un aconit tue-loup, c’est mon côté fleur bleue. Presque personne dans la rue principale, par ce temps à ne pas mettre un chamois dehors. Bon, je me dépêche, les jours sont courts en cette fin décembre, et il est déjà quatre heures. Sous ce ciel plombé, il fait déjà mi-nuit. Dieu ne peut pas nous voir, alors profitons-en !
Et de nouveau le visage de Mélanie m’envahit les yeux. J’ai eu une chance folle de la rencontrer. Elle avait débarqué à l’usine début septembre, comme commerciale d’Ugitech. Elle y travaille, à Ugine, où elle habite. Une grosse boîte, plus de mille salariés, qui fabrique des produits longs en acier inox. Dont nous avons besoin, chez Somfy, pour nos volets roulants. Au début, je n’y ai pas fait attention, mais elle est revenue en tournant autour du pot de confiture de myrtille. Le pot, c’était moi. Et là, le voile s’est déchiré : c’était elle, c’était...
Oh merde !
La route des gorges de l’Arly est fermée ! Encore un éboulement, sans doute ! Va falloir que je contourne par le haut, par Héry. Y monter, ça ira, mais pour redescendre ensuite sur Ugine, je ne pourrai pas, je n’ai pas pris les chaines. Bon, tant pis, neuf kilomètres à pied, sur le plat de la route, c’est du gâteau pour moi, j’arriverai à Ugine avant la tombée de la nuit. La neige, la glace, le froid, je connais ! Des années que je pratique le ski de fond, la marche nordique, les courses en haute montagne, traverser les gorges ne me fait pas peur. Je gare la voiture sur le parking du restaurant, fermé en hiver. Voyons, voyons dans le coffre : une lampe frontale, un bonnet, des gants, deux bâtons de marche, avec ma doudoune en goretex, mes chaussures de montagne et un petit sac au dos, je suis paré.
Allez, allez, Christian, tu causes, tu causes, mets-toi vite en route ! Voilà, ça y est, tu as pris le rythme, c’est bien ! La neige ! Il ne manquait plus qu’elle ! Après tout, c’est la saison. Elle tombe de plus en plus drue, en flocons serrés. Je dois accélérer. Je repense à mon portable, bien au sec dans une poche intérieure. J’ai laissé une douzaine de messages à Mélanie, sans réponse. Pourtant je sais qu’elle m’attend, elle me l’a encore dit hier, mais où est-elle passée ? Sous la douche ? Non, trop long pour une douche. Partie faire des courses, elle a dû oublier son téléphone. Ce doit être cela. Mais peut-être son fils est malade, il pique une pointe de fièvre, il n’a que trois ans, pauvre gamin ! Arthur m’aime déjà beaucoup, il est vrai qu’il n’a pas connu son père. Christian, tu t’inquiètes pour rien, tout va aller... Mais c’est quoi, ça ?
Au beau milieu des gorges, en pleine tempête de neige, un chien ! Tout seul, sans collier. Un peu efflanqué, ce chien loup, qui me fixe sans bouger. Je m’approche un peu, il grogne en retroussant ses babines, il n’est pas du tout amical. Nom de Dieu, ce n’est pas un chien, c’est un loup ! Vrai qu’ils investissent la montagne, depuis quelques années. Quelle idée d’avoir réintroduit ces animaux ! J’aimerais bien qu’un écolo passe devant moi et explique à ce loup de me laisser tranquille. Mais ils ne sont jamais là où il faut.
Je ne bouge pas.
Le loup non plus. Il grogne toujours.
J’ai l’impression que le temps s’est arrêté. Je sens le froid gagner du terrain dans mes gants et dans ma doudoune. J’ai les yeux pleins de neige, et mon bonnet perd son étanchéité.
Enfin, il s’en va ! Lentement, comme à regret, mais il s’en va. Désolé, mon loup, mais je n’ai rien à manger. D’ailleurs, moi aussi, j’ai faim. Avec tout ce qui s’est passé aujourd’hui, je n’ai pas eu le temps d’avaler quoi que ce soit.
Vite, je repars, la nuit tombe déjà.
Allons bon, un éboulement au sortir du virage. Je m’arrête à nouveau pour contempler les dégâts. La montagne n’y est pas allée de main morte. Tout un pan s’est effondré sur la route. Il n’y a plus de route du tout. Grimper sur ce chaos rocheux ? Trop dangereux, il doit être instable. Le contourner ? Moins dangereux, mais il faut descendre dans le lit du torrent.
Tant pis, j’y vais. Je ne peux pas rester là.
Je descends la pente à reculons, à quatre pattes. Si Mélanie me voyait ! Mélanie ! Tu me fais faire des folies, je risque ma peau pour toi. Ces rochers sont plus glissants qu’un savon.
Ah non, non, non ! Je lâche prise ! Par instinct, je me mets en boule pour protéger ma tête, et je roule jusqu’au torrent qui m’avale et dont les rocs me cassent de partout. Mais je ne perds pas connaissance. Je suis trempé, glacé jusqu’aux os. Je bouge doucement. Rien de cassé, mais sûrement des bleus partout. Je saigne, sans en savoir l’origine. Mon portable est complètement fichu : vitre cassée, appareil noyé.
Je parviens à récupérer un de mes bâtons de marche, et j’entame une lente remontée, très prudente, aidé du seul pinceau de la lampe frontale qui a survécu.
Et, au moment où je regagne enfin la route, complètement épuisé, ayant contourné l’éboulement, cette fichue lampe s’éteint. Je cogne dessus, mais rien à faire. Avec la couche de nuages qui obstrue le ciel, avec l’absence de vie autour de moi, je me retrouve dans le noir absolu, tremblant de froid.
J’avance doucement en pointant mon bâton sur le sol, comme un aveugle. Il me sert à repérer les obstacles, à suivre les courbures de la route.
Je tombe plusieurs fois, manquant à nouveau de dévaler dans le torrent qui gronde sous moi. Les aveugles ont vraiment une vie terrible ! je tremble de froid de partout. Et la neige qui ne cesse pas de tomber ! Enfin, au loin, après un virage que mon bâton n’a fait que deviner, j’aperçois une petite lumière bleue, qui clignote.
J’arrive, j’arrive, petite lumière !
En avançant un peu plus vite, je repense à Clara, ma femme que j’ai quittée ce matin. Elle ne voulait pas que je parte. Normal, elle ne travaille pas, je l’entretiens. Nous nous sommes disputés, comme souvent. Toujours la même histoire : elle ne veut pas d’enfant, moi oui. Elle a essayé de me frapper, mais je l’ai repoussée, et sa tête a heurté un coin de table. Comme elle ne bougeait plus, sans doute assommée, j’en ai profité pour partir. Depuis, elle a dû se réveiller. Enfin, j’espère, elle ne m’attire que des ennuis. Mais désormais, c’est fini, Mélanie est ma bouée de sauvetage. Tout ira bien avec elle.
Voilà, je suis arrivé à la lumière bleue, un gyrophare en fait. Mais ce sont des gendarmes ! Merveilleux ! Ils vont m’emmener chez un médecin, qui va me réparer. Ensuite j’irai chez Mélanie, pour passer des jours et des nuits de rêve. J’ai passé les quarante balais, elle en a trente, si nous faisons un enfant, un petit frère ou une petite sœur à Arthur, il ne va pas falloir trainer. Des hommes en uniforme s’approchent de moi. Ils n’ont pas l’air très accueillants, c’est bizarre.
-Christian Martin ? Je vois que vous avez réussi à passer les gorges de l’Arly. Lieutenant Ducret, de la gendarmerie d’Ugine. Je vous arrête. Veuillez nous suivre à la gendarmerie.
J’ai quitté Praz sur Arly en catastrophe, j’espère avoir emporté l’essentiel. De toute façon, je reviendrai chercher le reste, une fois les fêtes de la nouvelle année passées. Mon pote Manu, contremaître chez Somfy à Sallanches, comme moi, me prêtera sa camionnette. Peut-être viendra-t-il avec moi pour mon déménagement.
J’ai passé Flumet comme une fleur, tiens, comme un aconit tue-loup, c’est mon côté fleur bleue. Presque personne dans la rue principale, par ce temps à ne pas mettre un chamois dehors. Bon, je me dépêche, les jours sont courts en cette fin décembre, et il est déjà quatre heures. Sous ce ciel plombé, il fait déjà mi-nuit. Dieu ne peut pas nous voir, alors profitons-en !
Et de nouveau le visage de Mélanie m’envahit les yeux. J’ai eu une chance folle de la rencontrer. Elle avait débarqué à l’usine début septembre, comme commerciale d’Ugitech. Elle y travaille, à Ugine, où elle habite. Une grosse boîte, plus de mille salariés, qui fabrique des produits longs en acier inox. Dont nous avons besoin, chez Somfy, pour nos volets roulants. Au début, je n’y ai pas fait attention, mais elle est revenue en tournant autour du pot de confiture de myrtille. Le pot, c’était moi. Et là, le voile s’est déchiré : c’était elle, c’était...
Oh merde !
La route des gorges de l’Arly est fermée ! Encore un éboulement, sans doute ! Va falloir que je contourne par le haut, par Héry. Y monter, ça ira, mais pour redescendre ensuite sur Ugine, je ne pourrai pas, je n’ai pas pris les chaines. Bon, tant pis, neuf kilomètres à pied, sur le plat de la route, c’est du gâteau pour moi, j’arriverai à Ugine avant la tombée de la nuit. La neige, la glace, le froid, je connais ! Des années que je pratique le ski de fond, la marche nordique, les courses en haute montagne, traverser les gorges ne me fait pas peur. Je gare la voiture sur le parking du restaurant, fermé en hiver. Voyons, voyons dans le coffre : une lampe frontale, un bonnet, des gants, deux bâtons de marche, avec ma doudoune en goretex, mes chaussures de montagne et un petit sac au dos, je suis paré.
Allez, allez, Christian, tu causes, tu causes, mets-toi vite en route ! Voilà, ça y est, tu as pris le rythme, c’est bien ! La neige ! Il ne manquait plus qu’elle ! Après tout, c’est la saison. Elle tombe de plus en plus drue, en flocons serrés. Je dois accélérer. Je repense à mon portable, bien au sec dans une poche intérieure. J’ai laissé une douzaine de messages à Mélanie, sans réponse. Pourtant je sais qu’elle m’attend, elle me l’a encore dit hier, mais où est-elle passée ? Sous la douche ? Non, trop long pour une douche. Partie faire des courses, elle a dû oublier son téléphone. Ce doit être cela. Mais peut-être son fils est malade, il pique une pointe de fièvre, il n’a que trois ans, pauvre gamin ! Arthur m’aime déjà beaucoup, il est vrai qu’il n’a pas connu son père. Christian, tu t’inquiètes pour rien, tout va aller... Mais c’est quoi, ça ?
Au beau milieu des gorges, en pleine tempête de neige, un chien ! Tout seul, sans collier. Un peu efflanqué, ce chien loup, qui me fixe sans bouger. Je m’approche un peu, il grogne en retroussant ses babines, il n’est pas du tout amical. Nom de Dieu, ce n’est pas un chien, c’est un loup ! Vrai qu’ils investissent la montagne, depuis quelques années. Quelle idée d’avoir réintroduit ces animaux ! J’aimerais bien qu’un écolo passe devant moi et explique à ce loup de me laisser tranquille. Mais ils ne sont jamais là où il faut.
Je ne bouge pas.
Le loup non plus. Il grogne toujours.
J’ai l’impression que le temps s’est arrêté. Je sens le froid gagner du terrain dans mes gants et dans ma doudoune. J’ai les yeux pleins de neige, et mon bonnet perd son étanchéité.
Enfin, il s’en va ! Lentement, comme à regret, mais il s’en va. Désolé, mon loup, mais je n’ai rien à manger. D’ailleurs, moi aussi, j’ai faim. Avec tout ce qui s’est passé aujourd’hui, je n’ai pas eu le temps d’avaler quoi que ce soit.
Vite, je repars, la nuit tombe déjà.
Allons bon, un éboulement au sortir du virage. Je m’arrête à nouveau pour contempler les dégâts. La montagne n’y est pas allée de main morte. Tout un pan s’est effondré sur la route. Il n’y a plus de route du tout. Grimper sur ce chaos rocheux ? Trop dangereux, il doit être instable. Le contourner ? Moins dangereux, mais il faut descendre dans le lit du torrent.
Tant pis, j’y vais. Je ne peux pas rester là.
Je descends la pente à reculons, à quatre pattes. Si Mélanie me voyait ! Mélanie ! Tu me fais faire des folies, je risque ma peau pour toi. Ces rochers sont plus glissants qu’un savon.
Ah non, non, non ! Je lâche prise ! Par instinct, je me mets en boule pour protéger ma tête, et je roule jusqu’au torrent qui m’avale et dont les rocs me cassent de partout. Mais je ne perds pas connaissance. Je suis trempé, glacé jusqu’aux os. Je bouge doucement. Rien de cassé, mais sûrement des bleus partout. Je saigne, sans en savoir l’origine. Mon portable est complètement fichu : vitre cassée, appareil noyé.
Je parviens à récupérer un de mes bâtons de marche, et j’entame une lente remontée, très prudente, aidé du seul pinceau de la lampe frontale qui a survécu.
Et, au moment où je regagne enfin la route, complètement épuisé, ayant contourné l’éboulement, cette fichue lampe s’éteint. Je cogne dessus, mais rien à faire. Avec la couche de nuages qui obstrue le ciel, avec l’absence de vie autour de moi, je me retrouve dans le noir absolu, tremblant de froid.
J’avance doucement en pointant mon bâton sur le sol, comme un aveugle. Il me sert à repérer les obstacles, à suivre les courbures de la route.
Je tombe plusieurs fois, manquant à nouveau de dévaler dans le torrent qui gronde sous moi. Les aveugles ont vraiment une vie terrible ! je tremble de froid de partout. Et la neige qui ne cesse pas de tomber ! Enfin, au loin, après un virage que mon bâton n’a fait que deviner, j’aperçois une petite lumière bleue, qui clignote.
J’arrive, j’arrive, petite lumière !
En avançant un peu plus vite, je repense à Clara, ma femme que j’ai quittée ce matin. Elle ne voulait pas que je parte. Normal, elle ne travaille pas, je l’entretiens. Nous nous sommes disputés, comme souvent. Toujours la même histoire : elle ne veut pas d’enfant, moi oui. Elle a essayé de me frapper, mais je l’ai repoussée, et sa tête a heurté un coin de table. Comme elle ne bougeait plus, sans doute assommée, j’en ai profité pour partir. Depuis, elle a dû se réveiller. Enfin, j’espère, elle ne m’attire que des ennuis. Mais désormais, c’est fini, Mélanie est ma bouée de sauvetage. Tout ira bien avec elle.
Voilà, je suis arrivé à la lumière bleue, un gyrophare en fait. Mais ce sont des gendarmes ! Merveilleux ! Ils vont m’emmener chez un médecin, qui va me réparer. Ensuite j’irai chez Mélanie, pour passer des jours et des nuits de rêve. J’ai passé les quarante balais, elle en a trente, si nous faisons un enfant, un petit frère ou une petite sœur à Arthur, il ne va pas falloir trainer. Des hommes en uniforme s’approchent de moi. Ils n’ont pas l’air très accueillants, c’est bizarre.
-Christian Martin ? Je vois que vous avez réussi à passer les gorges de l’Arly. Lieutenant Ducret, de la gendarmerie d’Ugine. Je vous arrête. Veuillez nous suivre à la gendarmerie.