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Alice entre dans son cabinet d'ophtalmologie en prenant une grande respiration. Elle a beau y penser, elle n'arrive pas à concevoir un scénario où sa journée se passe bien.
Il est neuf heures du matin et la salle d'attente est déjà remplie par cinq personnes, deux hommes et trois femmes, avec tous deux yeux, un nez et une bouche. Une jungle de visages qui se détache de la peinture vert pomme des murs, dans l'éclairage trop tamisé par la dentelle des rideaux blancs. Elle les ouvre d'un geste nerveux. La jungle ne s'éclaircit pas pour autant. Elle se raisonne. Le samedi, elle reçoit exclusivement sur rendez-vous et elle a appris la liste de ses patients par cœur.
— Monsieur Clément ?
Un homme se lève et la suit dans la salle d'examen. Elle a essayé de donner au lieu où elle travaille une teinte chaleureuse, accueillante, avec une moquette bleu nuit, des oiseaux peints sur les murs, des fleurs sur son balcon. Pendant qu'elle fait le point sur l'iris du patient derrière son appareil, elle discute.
— Comment vont les cours de violoncelle de votre fille depuis la dernière fois ?
L'homme retient un mouvement de surprise.
— C'est incroyable que vous vous souveniez de ça. Je vous en ai parlé, ça fait deux mois... On voit que vous vous intéressez vraiment aux gens.
Bien sûr qu'elle s'intéresse aux gens. Le seul problème, c'est qu'elle ne les reconnaît pas.
Elle ne s'est jamais apitoyée sur elle, il y a tant de personnes qui ont des problèmes bien plus invalidants. La prosopagnosie n'est d'ailleurs pas considérée comme un handicap mais comme un simple « trouble », un léger dysfonctionnement de la zone du cerveau censée discerner les visages. Cela engendre plus de situations cocasses que de drames. Le comble pour un ophtalmologue qui donne l'impression de ne pas y voir clair... Elle a vite appris, à la sortie de l'école primaire, à attendre que sa mère vienne vers elle plutôt que de se jeter au hasard dans les bras d'une de ces femmes surexcitées derrière la grille. Elle passe aussi pour une personne facile à vivre, qui ne s'offusque de rien : ce n'est pas qu'elle n'est pas rancunière, c'est qu'elle ne reconnaît pas ses ennemis.
— Madame Trille ?
Une fois qu'elle les a identifiés, Alice se souvient du dossier complet de ses patients, de chaque parole. Elle a une excellente mémoire et elle aime les histoires des gens. Elle aimerait aussi sûrement leurs visages, si elle parvenait à les distinguer. Normalement, sa secrétaire se charge d'appeler les malades, elle les connaît tous ; mais des maux de ventre l'ont empêchée de sortir de son lit ce matin.
Alice ne perd pas espoir et cherche sans cesse des solutions. Récemment, elle s'est mise à étudier les photos dans le répertoire de ses patients, à se faire des fiches sur la couleur de leurs yeux, de leurs cheveux, sur la forme de leur visage. Elle a un geste de désarroi quand une vieille dame blonde se lève à son appel.
— Vous n'étiez pas rousse ?
— Mais, mon petit, ça existe, les teintures...
Alice referme la porte de son bureau sur elle en contenant un soupir de découragement.
— Au fait, je tenais à vous dire que tout le monde est très content que vous ayez rajouté cette consultation le samedi. Mais vous, quand est-ce que vous vous reposez ?
Le moins possible, aimerait-elle répondre. Elle se retient. Elle ne veut pas parler de Bruno, son grand amour, qui l'a quittée il y a deux mois sans explication, qui a bloqué son contact et qui n'a depuis donné aucune nouvelle. Elle ne veut pas y penser. C'est pour ça qu'elle travaille.
***
─— Madame Asson ?
Personne ne réagit dans la salle qui est maintenant remplie. Alice commence à paniquer. Elle savait que cela allait mal se passer à un moment donné.
— Madame Asson ?
Tout le monde se regarde. Enfin, une femme se lève. Alice respire.
Alice prépare des verres pour la myopie sévère de sa patiente. Elle n'a pas besoin de consulter ses notes, madame Asson a le niveau de correction le plus élevé qu'elle ait jamais vu et il ne cesse d'empirer.
La femme assise en face d'elle ôte les lunettes qu'Alice vient de lui fournir.
— Oh, c'est violent ! Je suis mieux sans...
— Je vais vérifier votre vue, mettez votre menton là...
Alice fait le point, redresse la tête, se frotte les yeux, refait le point.
— Mais... votre myopie a complètement disparu !
— Enfin docteur, je ne suis pas myope !
Alice se relève brutalement, son fauteuil à roulettes va heurter le placard derrière elle et une pile de dossiers tombe.
— Vous n'êtes pas madame Asson ?
— Non... Mais je suis un peu sourde... Comme personne ne se levait, j'ai cru que c'est moi que vous appeliez...
Un hurlement vient tirer Alice d'embarras.
— À l'aide !
La porte s'ouvre violemment. Un homme apparaît, un bout de verre dans l'œil droit, du sang coulant sur son visage.
— À l'aide ! Je vais devenir aveugle !
— Quelle exagération, proteste la patiente. Borgne, seulement.
Alice prend l'homme par le bras, l'assoit dans un fauteuil, s'empare d'un scalpel et d'une pince.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— J'attendais le bus, un clochard a fracassé l'abribus avec une pierre, un éclat m'a atterri dans l'œil... Ahhh !
Alice retire l'éclat de verre grâce à sa pince.
— Voilà, c'est réglé. Je vais vous prescrire des gouttes pour les yeux, et tout ira bien...
— Je sais que c'est très égoïste de m'être précipité dans ton cabinet mais j'ai cru que j'allais perdre la vue... tu me vouvoies, maintenant ?
Alice l'examine de la tête aux pieds, reconnaît la voix au léger accent du sud, les chaussures de cuir marron à bout rond.
— Bruno ?
— Tu m'as complètement oublié ?
— C'est toi qui m'as quittée sans explication !
— Parce que je t'ai vue dans les bras d'un autre !
— Moi ?
Alice a besoin de s'asseoir. Elle récupère son fauteuil. Dans un coin du cabinet, la patiente qui n'est pas madame Asson ne perd rien de la scène.
— Oui, toi ! L'après-midi du jour où je suis parti. Je t'ai surprise en train d'embrasser ce type à la sortie de ton cabinet, alors que je venais te chercher...
Alice cligne des yeux. Elle se souvient parfaitement. Elle avait eu une journée difficile et elle avait été si heureuse de trouver son compagnon qui l'attendait en faisant les cent pas sur le trottoir, elle s'était jetée à son cou. Elle avait été un peu étonnée de son odeur différente, mais avait pensé qu'il avait changé d'eau de toilette. Elle avait été encore plus interdite quand il était parti en courant après son baiser. Et avait été dévastée en trouvant l'appartement vidé de sa moitié et de ses affaires en rentrant chez elle.
— Ce... ce n'était pas toi ?
Bruno s'assoit à son tour.
— Tu as cru que...
— Mais enfin, tu sais bien que je ne reconnais pas les gens ! Il avait la même écharpe que toi !
— Je... je...
— Tu aurais au moins pu me parler. Tu connais mon problème !
La patiente qui n'est pas madame Asson s'avance.
— Le docteur a raison, jeune homme. Votre conduite est inqualifiable. Quand on a un désaccord, on discute, on ne fuit pas !
Elle sort d'un pas digne et referme la porte derrière elle.
Alice et Bruno se regardent. Ils ne savent pas quoi se dire. Ils ont peur de se blesser.
Bruno se racle la gorge.
— Est-ce que... est-ce que je pourrai te revoir ?
— Tu n'as pas le choix. Tu vas avoir besoin d'un suivi médical régulier. Tous les jours. Pendant au moins un mois.
Alice se tourne vers ses fleurs. Huit semaines de souffrance à cause de cette fichue incapacité à identifier les gens...
— Mais rien n'a changé. Je ne peux pas garantir de te reconnaître.
— Je mettrai une rose à ma boutonnière. Tous les jours. Pour toujours.
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