Récit d'une rencontre incroyable

« Toute histoire commence un jour, quelque part cher ami ».
Ce sont là les mots qui m’ont été exprimés par ce gentil homme attablé avec moi dans le coin du salon. Les billes du snooker claquaient dans mon dos et mon interlocuteur surveillait peu sérieusement la partie de billard. Les deux joueurs étaient chacun en train de savourer un Corona fait à partir de divers tabacs européens. J’avoue les avoir jalousé tout à l’heure quand j’ai senti le parfum boisé. À défaut de ce, j’ai consommé le snus qui me restait. Mais je considérais davantage notre discussion alors je ne me retournais plus. Avec mon collègue on trinqua sans retenir notre soif. Lui poursuivit son récit.
« C’était en pleine mer, me confia le bonhomme à la barbe grise sans trop pouvoir préciser l’endroit exacte. Rien à l’horizon. Nous nous sommes éloignés du rivage par mégarde. Une preuve que mon fils et moi n’étions point des marins chevronnés, pas plus que des mousses. Le Soleil se couchait derrière l’horizon. L’immense marre se teintait d’un reflet orangé pas désagréable à l’œil, un joli spectacle, et les oiseaux repartaient vers les terres. Nulle part se trouvait être le terme le plus juste et la boussole avait basculé dans la folie. Depuis que le vent a calé, elle n’arrivait plus à indiquer le Nord. La pauvre voyait son aiguille partir dans tous les sens. L’avant de la barque, en prime, avait changé de cap. Du coup, nous ne savions plus d’où nous venions. Alors j’attendais l’arrivée de Venus dans le ciel pour plus de précision. C’est alors que les eaux se sont mises à bouillir, raconta le témoin. Pour autant aucune chaleur ne remontait à la surface ».
Je me mis à froncer des sourcils lorsque mes oreilles entendirent une telle chose.
« Quoi ! »
« Si ! m’affirma-t-on. Et même que l’eau ne portait presque plus la coque. Mon gosse, qui était encore tout petit à l’époque, pleura fort paniqué. Aussi peureux que lui, je l’ai serré dans mes bras. Nous subirent des éclaboussures alors qu’aucune vague existait au loin. La situation se transformait en une bizarrerie qui se renforça par l’apparition d’une silhouette costaude émergeant des flots. J’ai prié à genoux le Bon Dieu ! Qui aurait prévu ça hein ? »
Toujours attentif, je laissai le narrateur continuer dans un monologue plein d’impressions toutes aussi caricaturales les unes que les autres. Cet homme alla même jusqu’à imiter le son du bouillonnement et insista sur le fait qu’il n’y avait pas de quoi rire.
« J’ai su tout de suite que nous avions affaire avec une sorte de créature surnaturelle. Pourtant son apparence m’était familière. C’est parce qu’elle fut plusieurs fois mentionnée dans des ouvrages majeurs. Un trident doré en guise d’arme, une partie haute humaine et un corps recouvert d’écailles pourpres sous la ceinture. Il s’agissait... d’un triton ! eut honte de me confier le personnage qui revivait sa rencontre ».
J’allais presque me moquer de lui, cependant mon expérience avec le mensonge me fit comprendre que le corps de ce monsieur réagissait honnêtement. Et puis la scène m’était décrite avec détail. L’homme à la barbe étala sa crainte des puissantes entités marines. Il m’a également dit avoir, d’un geste instinctif du bras, voulu repousser la vision qui se manifestait devant lui et son petit. Mais la créature demeurait face à eux, le torse bombé très autoritaire.
C’était d’après ce cher type une chimère du monde grec antique, mi-homme mi-poisson. Chose que l’on nomme plus communément une sirène.
« Le triton paraissait colérique. Vu son regard il y avait une incroyable dureté en son être. L’avait-on dérangé par accident ? C’est possible ».
Monsieur fit une pause dans son texte et en profita pour boire une gorgée. Quant à moi, je crachai le surplus de jus de tabac qui envahissait ma bouche.
« Naturellement ma priorité était de tout faire pour protéger mon garçon. Seulement, si jamais je périssais, le pauvre n’irait pas plus loin que moi, seul au milieu de l’étendue face à cet homme-poisson. En parlant de cela, je me souviens que mon petit ne pouvait s’empêcher de surveiller l’immense nageoire du triton qui entourait notre barque. Ce monstre était si menaçant ! J’ai cru qu’il allait nous faire basculer ».
« Il s’agissait de Neptune en fin de compte, non ? »
« Presque, car je ne crois pas à ce genre de divinité cher ami, me souligna-t-on ».
L’un des yeux de la chimère avait été abîmé, à ce qu’il semblait. Une balafre le traversait jusqu’au haut du front. C’est pourquoi la paupière demeurait fermée.
« Le trident étincelant fut brandi et j’ai perçu quelques cadavres de marins disparus en mer flotter parmi nous ».
« Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? ai-je demandé douteux ».
« Les uniformes... et les coiffes abîmées... »
Les accoutrements restaient facilement identifiables malgré de nombreuses années passées sous les eaux, précisa l’homme face à moi. Une foule morte était remontée en surface et ça faisait l’effet d’une petite armée de revenants. La description du narrateur me persuadait de plus en plus par sa fluidité et l’utilisation de mots simples.
« La tétanie et la stupeur persistaient. Cet état d’angoisse durait trop. Les secondes se comptaient comme des minutes. J’envie ceux n’ayant jamais croisé de telles choses ».
J’aimais écouter sa mésaventure. Cependant l’attente de la fin de l’histoire m’agaçait. Il me tardait de connaître le dénouement. Tant pis je cédai.
« Et... comment tout ça s’est achevé ? ai-je demandé ».
« Pas terrible, j’y ai laissé mon unique fils ! La main d’un marin du siècle dernier l’a débarqué par-dessus bord, le tirant vers la noirceur des abysses. C’était... il y a très longtemps, pleura le pauvre père. On a ma femme et moi déclaré une noyade, Qui aurait pu me croire à part elle ? »
Je fus désolé pour mon interlocuteur et lui exprimai mes sentiments ainsi que mes plus grands regrets. Surtout quand il sortit de son portefeuille cette vieille photo jaunie d’un gamin innocent.
« C’est de l’époque ancienne. Une vie qui n’existe plus, dit mon collègue amer. Ne vous culpabilisez donc pas d’avoir voulu savoir comment notre rencontre avec ce monstre s’est terminée. Il a pris le large, voilà tout. Prenons un dernier verre ensemble, j’insiste ».
Puis je pris la parole en disant :
« Nous allons trinquer pour votre petit ! »
« Oui, et maudire... ce Neptune. C’est comme ça que vous l’avez nommé tout à l’heure, hein ? »