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Mon obsession s'appelle Quentin. Il n'a rien de spécial, si ce n'est... tout. Il est tout ce que je désire aujourd'hui. Inconnu hier, trop connu demain sans doute, je le prends tel qu'il est aujourd'hui, fantasmé rêvé, vrai et faux à la fois. Je vous en parle pour m'en défaire, car il me déborde. Ses yeux sombres, son charme, mais c'est finalement son mystère et son opacité qui me rendent folle. Vous avez tous connu ça, le prof de yoga, chant, plongée, théâtre... Il ou elle ne vous fait ni chaud ni froid, et un beau jour, paf, vous basculez dans l'obsession.
Il y a aussi le cas du garçon ou de la fille d'à côté, voisine de classe, libraire, collègue de bureau. Peu importe, le résultat est le même : un jour, on se retrouve avec un Quentin dans la tête. Un Quentin au petit-déjeuner, dans le métro, en réunion, le même enfin le soir, au moment de se glisser sous les draps, qu'un autre y occupe déjà une place ou non. C'est mon cas. La nuit, dans notre lit, nous ne sommes pas deux, mais trois.
Quentin fait partie de la catégorie prof de musique. Au départ, il m'énervait presque avec ses propres obsessions, le rythme, le solfège, l'intolérance à l'approximation. Et puis, il a montré d'autres choses de lui, des choses de prof. Le goût de transmettre, la patience, la générosité et... le swing, la musicalité, la passion qui affleure de chaque cellule de son être. L'intérêt porté à la réussite de ses élèves, de chaque élève, ma réussite. Ce moment où il m'a juste pris la main, effleuré le bras, pour me montrer quelque chose. Il a enclenché le bouton « on », et c'était parti.
Des obsessions amoureuses, j'en ai depuis l'enfance. Et si j'ai appris une chose, c'est que c'est leur abstraction, le côté platonique qui les rend si intenses et tenaces. Avec quasiment tous ces garçons puis hommes, il ne s'est rien passé que des moments anodins, des regards qui se croisent et que j'interprète mal, des sourires de politesse que je prends pour de l'intérêt à mon égard, des petites caresses paternalistes que je rêve sensuelles. Y a-t-il quelque chose, une vérité cachée derrière ces malentendus ? Si vous êtes victimes de vos émotions positives comme moi, sans doute pensez-vous que oui. Hélas, la réalité s'avère souvent tout autre.
Une fois, une seule fois, l'une de mes cibles a fini par répondre à mes attentes : il m'a invitée à boire un verre en tête-à-tête. Un partenaire de théâtre qui s'était montré sympathique et chaleureux au départ, mais à qui j'avais envoyé un milliard de stimuli obsessionnels, de regards intenses en frôlements intempestifs et joues rosissantes. Arroseuse arrosée, la possibilité d'accéder à ce désir, pur fantasme de loisirs, m'a rapidement donné envie de fuir le rendez-vous. Il était trop. Trop enthousiaste, trop partant, trop plein de désirs lui aussi. À la fin du verre, on s'est dit qu'on se reverrait bientôt, mais j'avais compris mon erreur. Je ne l'ai plus jamais revu et j'ai changé d'activité.
Alors, me direz-vous, pourquoi revivre ça avec Quentin ? Pourquoi est-ce que je réagis de la même manière ? Les battements de cœur façon gamine de quatorze ans, l'envie de plaire à tout prix, l'attention pleine et entière de mes quelques neurones ? Qu'a-t-il fait pour mériter cent pour cent de mon attention, pour qu'il n'en reste pas une miette à celui que j'aime pour de vrai, qui partage ma vie ? Quentin est comme ces fantômes, ces ex et ces morts, tous ces gens absents qui prennent plus de place que les vivants, que ceux qui vivent là tout à côté de vous.
Je visualise le monde parallèle dans lequel je me dévoilerais à Quentin, je le séduirais jusqu'à parvenir à mes fins coûte que coûte, fondant sur ma proie telle une prédatrice. Je l'imagine répondre positivement à mes avances, un baiser en entraînant un autre et tout ce qui s'ensuit. Et puis, quoi ? Il n'y a pas d'après. L'après est ultra glauque. La gêne et on passe à autre chose ? L'envie de recommencer et la tromperie au long cours ? La souffrance en nous et autour ? Pourquoi m'infligerais-je ça ?
J'ai craqué. Cela a commencé avec une simple recherche sur internet. Je savais en démarrant cette enquête que j'enclenchais la seconde, j'allais en savoir plus sur lui et pouvoir rebondir au besoin, m'adapter à son monde l'air de rien. Les résultats n'ont pas été très concluants.
J'ai quand même dégoté :
- le nom de son groupe, avec lequel il joue régulièrement, mais pas tant que ça, dans de petites salles intimistes. Pas de nouvelles dates en perspective apparemment ;
- de vieilles photos du ski, il y a quatre ou cinq ans (on y découvre Quentin en vacances, Quentin en train de manger une fondue, Quentin rougeaud et hilare lors d'une soirée bien arrosée, Quentin enfin, magnifique en pleine action sur les pistes) ;
- sa biographie disponible sur le site de l'école de musique : il a commencé par jouer du basson, avant de s'essayer à la guitare, s'est formé auprès de quelques artistes reconnus, mène une carrière somme toute bien discrète, voire carrément confidentielle ;
- une photo de classe CM1-CM2 dans une petite ville normande, sur Potesdavant.com, je lui trouve un air rêveur, mais je ne suis pas sûre d'avoir reconnu le bon enfant.
Ces quelques infos en poche, j'ai attendu le cours suivant pour tenter des approches subtiles en citant ici un bar dans lequel il avait joué avec son groupe, là un nom de station de ski, et pour pimenter cette bouillie fadasse, je lui ai bien sûr lancé force regards intenses et sourires en coin.
Ce n'est qu'après la séance en me regardant dans la glace, que j'ai remarqué le maquillage qui avait coulé, et cette tête certainement plus proche d'un panda hirsute que de la sublime amazone évanescente à laquelle j'aurais souhaité ressembler. La prochaine fois, il faudrait sortir le décolleté.
Une semaine de cogitation plus tard, j'étais prête à lui déclarer ma flamme ainsi que ma furieuse envie de lui sauter dessus. Mascara waterproof pour un œil charbonneux, mais pas trop. Rouge à lèvres nude pour donner l'impression qu'il n'y en a pas, mais quand même un peu. Chemisier blanc sage à un bouton près, celui qui fait la différence. Cheveux légèrement parfumés, sourire énigmatique, je n'aurais pu faire mieux. Au moment de partir, mon chéri, le vrai, celui qui partage ma vie, m'a lancé en souriant :
— Eh bien ! Pour qui tu te fais belle comme ça ?
Et mon teint heureusement planqué derrière trois couches de peinture a dû virer au rouge bordeaux.
J'ai juste répondu :
— Ah ah n'importe quoi, t'es bête ! À ce soir !
Cela aurait dû me suffire pour renoncer à mon projet, reboutonner LE bouton qui fait la différence, et empêcher l'absolue incongruité pathétique de la scène qui va suivre.
Je savais que Quentin arrivait un quart d'heure en avance pour installer le matériel de sonorisation, réaliser quelques branchements et être tranquille. Je débarquai donc avec mon corsage déboutonné durant ce quart d'heure. Il me remarqua, sourit, et me lança :
— Ah bonjour Claudine, vous êtes en avance cette semaine !
— Euh non, moi c'est Sophie, mais oui hi hi je suis venue un peu plus tôt parce que je savais que tu... enfin, vous, on se tutoyait avant, non ?
— Ah oui pardon, je confonds avec mon groupe du mercredi, c'est pas la même ambiance à chaque fois. Tiens, puisque tu es là je peux te demander de rester dans la salle et garder le matos ? Il faut que je téléphone à ma chérie, on va bientôt avoir un petit deuxième alors je stresse chaque fois que je donne des ateliers le soir !
— Euh non, enfin oui bien sûr pas de souci, je garde les affaires.
Lorsqu'il revint dix minutes plus tard, j'avais reboutonné mon chemisier et essuyé les larmes qui avaient – encore – eu raison du mascara waterproof. Les autres élèves me dirent que j'avais mauvaise mine et s'inquiétèrent pour moi.
De retour à la maison, la gorge encore serrée, je surpris mon conjoint en train de refermer subitement son smartphone d'un air coupable. Dépitée mais sereine, je décidai de dégrafer deux boutons de mon chemisier pour le ramener à la raison.
Il y a aussi le cas du garçon ou de la fille d'à côté, voisine de classe, libraire, collègue de bureau. Peu importe, le résultat est le même : un jour, on se retrouve avec un Quentin dans la tête. Un Quentin au petit-déjeuner, dans le métro, en réunion, le même enfin le soir, au moment de se glisser sous les draps, qu'un autre y occupe déjà une place ou non. C'est mon cas. La nuit, dans notre lit, nous ne sommes pas deux, mais trois.
Quentin fait partie de la catégorie prof de musique. Au départ, il m'énervait presque avec ses propres obsessions, le rythme, le solfège, l'intolérance à l'approximation. Et puis, il a montré d'autres choses de lui, des choses de prof. Le goût de transmettre, la patience, la générosité et... le swing, la musicalité, la passion qui affleure de chaque cellule de son être. L'intérêt porté à la réussite de ses élèves, de chaque élève, ma réussite. Ce moment où il m'a juste pris la main, effleuré le bras, pour me montrer quelque chose. Il a enclenché le bouton « on », et c'était parti.
Des obsessions amoureuses, j'en ai depuis l'enfance. Et si j'ai appris une chose, c'est que c'est leur abstraction, le côté platonique qui les rend si intenses et tenaces. Avec quasiment tous ces garçons puis hommes, il ne s'est rien passé que des moments anodins, des regards qui se croisent et que j'interprète mal, des sourires de politesse que je prends pour de l'intérêt à mon égard, des petites caresses paternalistes que je rêve sensuelles. Y a-t-il quelque chose, une vérité cachée derrière ces malentendus ? Si vous êtes victimes de vos émotions positives comme moi, sans doute pensez-vous que oui. Hélas, la réalité s'avère souvent tout autre.
Une fois, une seule fois, l'une de mes cibles a fini par répondre à mes attentes : il m'a invitée à boire un verre en tête-à-tête. Un partenaire de théâtre qui s'était montré sympathique et chaleureux au départ, mais à qui j'avais envoyé un milliard de stimuli obsessionnels, de regards intenses en frôlements intempestifs et joues rosissantes. Arroseuse arrosée, la possibilité d'accéder à ce désir, pur fantasme de loisirs, m'a rapidement donné envie de fuir le rendez-vous. Il était trop. Trop enthousiaste, trop partant, trop plein de désirs lui aussi. À la fin du verre, on s'est dit qu'on se reverrait bientôt, mais j'avais compris mon erreur. Je ne l'ai plus jamais revu et j'ai changé d'activité.
Alors, me direz-vous, pourquoi revivre ça avec Quentin ? Pourquoi est-ce que je réagis de la même manière ? Les battements de cœur façon gamine de quatorze ans, l'envie de plaire à tout prix, l'attention pleine et entière de mes quelques neurones ? Qu'a-t-il fait pour mériter cent pour cent de mon attention, pour qu'il n'en reste pas une miette à celui que j'aime pour de vrai, qui partage ma vie ? Quentin est comme ces fantômes, ces ex et ces morts, tous ces gens absents qui prennent plus de place que les vivants, que ceux qui vivent là tout à côté de vous.
Je visualise le monde parallèle dans lequel je me dévoilerais à Quentin, je le séduirais jusqu'à parvenir à mes fins coûte que coûte, fondant sur ma proie telle une prédatrice. Je l'imagine répondre positivement à mes avances, un baiser en entraînant un autre et tout ce qui s'ensuit. Et puis, quoi ? Il n'y a pas d'après. L'après est ultra glauque. La gêne et on passe à autre chose ? L'envie de recommencer et la tromperie au long cours ? La souffrance en nous et autour ? Pourquoi m'infligerais-je ça ?
* * *
J'ai craqué. Cela a commencé avec une simple recherche sur internet. Je savais en démarrant cette enquête que j'enclenchais la seconde, j'allais en savoir plus sur lui et pouvoir rebondir au besoin, m'adapter à son monde l'air de rien. Les résultats n'ont pas été très concluants.
J'ai quand même dégoté :
- le nom de son groupe, avec lequel il joue régulièrement, mais pas tant que ça, dans de petites salles intimistes. Pas de nouvelles dates en perspective apparemment ;
- de vieilles photos du ski, il y a quatre ou cinq ans (on y découvre Quentin en vacances, Quentin en train de manger une fondue, Quentin rougeaud et hilare lors d'une soirée bien arrosée, Quentin enfin, magnifique en pleine action sur les pistes) ;
- sa biographie disponible sur le site de l'école de musique : il a commencé par jouer du basson, avant de s'essayer à la guitare, s'est formé auprès de quelques artistes reconnus, mène une carrière somme toute bien discrète, voire carrément confidentielle ;
- une photo de classe CM1-CM2 dans une petite ville normande, sur Potesdavant.com, je lui trouve un air rêveur, mais je ne suis pas sûre d'avoir reconnu le bon enfant.
Ces quelques infos en poche, j'ai attendu le cours suivant pour tenter des approches subtiles en citant ici un bar dans lequel il avait joué avec son groupe, là un nom de station de ski, et pour pimenter cette bouillie fadasse, je lui ai bien sûr lancé force regards intenses et sourires en coin.
Ce n'est qu'après la séance en me regardant dans la glace, que j'ai remarqué le maquillage qui avait coulé, et cette tête certainement plus proche d'un panda hirsute que de la sublime amazone évanescente à laquelle j'aurais souhaité ressembler. La prochaine fois, il faudrait sortir le décolleté.
Une semaine de cogitation plus tard, j'étais prête à lui déclarer ma flamme ainsi que ma furieuse envie de lui sauter dessus. Mascara waterproof pour un œil charbonneux, mais pas trop. Rouge à lèvres nude pour donner l'impression qu'il n'y en a pas, mais quand même un peu. Chemisier blanc sage à un bouton près, celui qui fait la différence. Cheveux légèrement parfumés, sourire énigmatique, je n'aurais pu faire mieux. Au moment de partir, mon chéri, le vrai, celui qui partage ma vie, m'a lancé en souriant :
— Eh bien ! Pour qui tu te fais belle comme ça ?
Et mon teint heureusement planqué derrière trois couches de peinture a dû virer au rouge bordeaux.
J'ai juste répondu :
— Ah ah n'importe quoi, t'es bête ! À ce soir !
Cela aurait dû me suffire pour renoncer à mon projet, reboutonner LE bouton qui fait la différence, et empêcher l'absolue incongruité pathétique de la scène qui va suivre.
Je savais que Quentin arrivait un quart d'heure en avance pour installer le matériel de sonorisation, réaliser quelques branchements et être tranquille. Je débarquai donc avec mon corsage déboutonné durant ce quart d'heure. Il me remarqua, sourit, et me lança :
— Ah bonjour Claudine, vous êtes en avance cette semaine !
— Euh non, moi c'est Sophie, mais oui hi hi je suis venue un peu plus tôt parce que je savais que tu... enfin, vous, on se tutoyait avant, non ?
— Ah oui pardon, je confonds avec mon groupe du mercredi, c'est pas la même ambiance à chaque fois. Tiens, puisque tu es là je peux te demander de rester dans la salle et garder le matos ? Il faut que je téléphone à ma chérie, on va bientôt avoir un petit deuxième alors je stresse chaque fois que je donne des ateliers le soir !
— Euh non, enfin oui bien sûr pas de souci, je garde les affaires.
Lorsqu'il revint dix minutes plus tard, j'avais reboutonné mon chemisier et essuyé les larmes qui avaient – encore – eu raison du mascara waterproof. Les autres élèves me dirent que j'avais mauvaise mine et s'inquiétèrent pour moi.
De retour à la maison, la gorge encore serrée, je surpris mon conjoint en train de refermer subitement son smartphone d'un air coupable. Dépitée mais sereine, je décidai de dégrafer deux boutons de mon chemisier pour le ramener à la raison.
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Pourquoi on a aimé ?
Tomberez-vous sous le charme de Quentin, comme la narratrice de cette histoire feel-good ? Le ton rose bonbon soutient parfaitement cette nouvelle
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Pourquoi on a aimé ?
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