Quelques minutes qui font une existence

Cette nuit, le vent avait accumulé la neige jusqu’au faîte de notre tente, je dus batailler pour me frayer un chemin à l’extérieur. Une fois déplié, je retrouvai cette joie enfantine d’une présence privilégiée en des lieux interdits.
Les sommets brillaient des mille feux du soleil levant. Jamais je ne me lasserai de ces instants magiques, l’oxygène se faisait plus rare, le souffle devenait plus court, mais le corps s’allégeait.
- Regarde, la vire que nous devons emprunter est presque impraticable, surtout à la sortie !
Mon compagnon me montrait un cheminement impossible. L’inclinaison perverse de ce trottoir interminable, au rebord fuyant, caché par le verglas, nouait le ventre. Ce mince trait blanc s’élevait au flanc d’une falaise gigantesque.
- La moindre erreur, la moindre glissade sur ces rochers cachés par la neige et c’est le grand saut !
Ce disant, il tendait son piolet vers le gouffre de mille mètres juste sous nos pieds ! Je m’entendis dire :
- On continue !
- Je te propose de suivre un itinéraire plus sûr. On traverse jusque sous le clocheton sommital et ensuite on s’élève verticalement pour le rejoindre en trois longueurs de corde. Avec un peu de nettoyage et quelques sangles, ça devrait passer.
L’attaque se déroula sans problème et nous nous retrouvâmes bientôt sur un relais précaire. Je ne fus pas convaincu par sa solidité, mais à trois mille cinq cents mètres d’altitude dans le froid et la neige, nous n’avions guère le choix !
Mon ami redémarra en tête et je l’assurais du mieux possible. Dans ma situation exposée, fouetté par les paquets de neige dégagés par le premier de cordée, coincé dans un couloir ruisselant, mal équilibré sur cette étroite vire, je m’interrogeais sur les raisons de ma présence en ces lieux inhospitaliers. Au nom de quel ego surdimensionné, de quelle fierté imbécile, je défiais ainsi la formidable puissance de ces sites magiques ? J’eus juste le temps de me dire que le mot « magique » justifiait à lui seul mes engagements avant que je n’entendisse vaguement crier « vaché ! »
C’était mon tour ! Je m’élançais avec soulagement pour rejoindre mon équipier.
Arrivé à ses côtés, je notais que ce nouveau relais présentait une réelle fiabilité. Je dis simplement :
- J’enchaîne !
J’avais besoin de chasser mes démons quand la « grimpe en tête » ne doit pas laisser l’esprit s’égarer. Dès le premier mètre, je me sentis plein d’optimisme. Notre cordée, lilliputienne dans l’immensité de cette face, ne se débrouillait pas si mal que cela !
Je réussis à placer deux protections sur les premiers vingt mètres dont la dernière, constituée d’un anneau de corde qui coiffait un solide becquet, m’apporta un grand réconfort. En cas de vol, cela tiendrait !
La falaise se redressait méchamment et mon sac me sciait les épaules. Je nettoyais scrupuleusement chacune de mes prises pour éviter que la neige ne vînt me jouer un vilain tour. Malgré mes gants, le froid s’invitait et l’onglée me gênait terriblement. Pressé d’en finir, je négligeais de tapoter les blocs dont je devais me saisir pour mesurer leur degré de solidité.
Les premiers thermiques commençaient à s’élever, le souffle de la bête montant de l’abîme cherchait à m’avaler !
Je m’obligeai à une courte pose sur un léger replat. Je repérai un possible relais sur une plateforme quelques mètres plus haut puis je m’engageai résolument.
Depuis combien de temps n’avais-je pas installé de protection ? Par prudence, je négligeai un misérable piton tout rouillé, blotti dans une fissure humide, planté maladroitement par un ouvreur stressé.
Pour autant, je n’aurais pas craché sur un ancrage solide. Combien d’inepties fumeuses avais-je entendues de pseudo connaisseurs qui hurlaient au massacre parce qu’un grimpeur paniqué avait laissé un bout de ferraille protecteur. J’aurais volontiers convié ces beaux penseurs à m’accompagner dans cette immense face sud-est, pour juger par eux-mêmes si la présence scandaleuse d’un minuscule point de survie dénaturait l’élégance et la beauté sauvage de ce monde infini. Ils hurleraient peut-être à la mort, pétant de trouille, cramponnés à ce piton béni des Dieux !
À quelle hauteur me trouvais-je par rapport à ma dernière dégaine ? Quinze, vingt mètres ? En cas de chute, je doublerai la mise !
Soudain ! Un claquement sinistre, la vision fugitive d’un bloc de rocher qui se détache et disparaît dans le vide !
La prise avait craqué !
J’avais, à ce moment, rassemblé mes pieds en position de « Dülfer » contre la paroi. Dans cette situation, rien, pas même ma crispation désespérée de la main droite ne put me retenir !
Le cœur qui bondit dans la poitrine, un cri venu du fond du ventre: « seeec ! », une résignation immédiate parce que l’on sait que l’on ne peut plus rien... et le vide qui avale...
Surtout rester équilibré et espérer ne rien toucher au cours de la descente ! Oublier le bloc vicieux tapi sur la trajectoire !
Les tripes qui remontent dans la gorge et le temps qui paraît long, très long ! La falaise qui défile devant les yeux, la chute qui s’accélère, le vent qui siffle aux oreilles. Et puis l’attente de l’inéluctable, qui tue si l’impact a lieu sur une vire assassine.
Un chuintement comme un fouet avant son claquement, une secousse à peine marquée, et tout s’arrêta. Becquet et sangle avaient vaillamment résisté.
Mon bidon, placé dans une poche latérale du sac, rebondit pour disparaître dans l’abîme. Il témoignait d’une alternative simple : la mort ou la vie. Moi, encore entier, nain qui pendouille au bout d’une corde de neuf millimètres de diamètre dans l’immensité de cette face ou un autre, dans les mêmes circonstances, qui repose plusieurs centaines de mètres plus bas, désarticulé, aplati, méconnaissable !
Le cœur à deux cents pulsations, je réalisai que ma chute avait été bloquée par mon équipier presque à sa hauteur : j’avais dégringolé sur près de quarante mètres, dix étages peut-être !
- Ça va, tu veux que je te remplace ?
- Non, je remonte !
Si je laissais la trouille s’installer, j’aurais bien du mal à la maîtriser par la suite. Je pensai à une phrase attrapée au hasard d’une de mes lectures : « On peut dire que certaines minutes apportent plus dans la connaissance de soi que le reste de l’existence ! »
Je remarquai un énorme bloc en saillie qui dépassait de la falaise. J’avais dû le frôler et je compris que c’était lui qui avait déchiré la poche de mon sac, libérant ma gourde. À dix centimètres près, j’explosais...
Je crachai une insulte, au passage, à la tache claire marquée par la rupture responsable de mon plongeon dans le gouffre et je gagnais plus haut une plateforme pour installer un solide relais. C’est alors seulement que je fus pris de tremblements irrépressibles, presque convulsifs. Ce voyage dans le néant m’avait parlé de la mort comme d’une rumeur qui approchait.
Je peinais encore à me maîtriser quand mon ami me rejoignit. Il s’assura d’un coup d’œil que j’avais un peu récupéré et me montra le haut.
- Regarde, tu as fait le plus dur ! Une petite longueur et je sors au clocheton.
Ces mots, lâchés à la va-vite valaient tous les réconforts !
En débouchant sur le névé sommital, le soleil me fit sa révérence. Il m’honorait en déclenchant sur les pics avoisinants le plus gigantesque des feux d’artifice. Je ne doutais pas que les divinités qui hantaient ces lieux nous célébraient à leur manière.
Voilà pourquoi j’aimais tant la montagne ! Une espèce de théocratie, la seule supportable à mes yeux, où le pouvoir s’exerçait selon un ordre qui échappait à la loi des hommes. Un ordre intemporel dont la dimension spirituelle dépassait largement l’ânonnement des prières. Tout ici prenait un sens différent, un des rares endroits où les mots fuyaient avant qu’on les prononce, conscients de leur inutilité...
Je me sentis gonflé d’un orgueil puéril. Je goûtais le bonheur premier de sentir se dénouer dans mes profondeurs des endroits secrets que seules ces exceptionnelles circonstances avaient pu mobiliser.