« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Mais à quoi bon s’interroger Baba ? Peu m’importe l’une ou l’autre réalité, je ne vois plus rien. J’ai ouvert mes yeux et je ne vois plus rien. Pas même le bout de mon nez, limite à laquelle tu disais s’étendre ma vision du monde et de la vie. Je sais que tu voudrais savoir comment je me suis réveillé. Baba, je me suis perdu dans le labyrinthe de la vie. J’ai quitté la lumière pour l’ombre, les concerts quotidiens de la jouvence pour le silence des regrets qui, depuis maintenant deux ans, cohabite avec moi dans mon dortoir. J’ai ouvert les yeux Baba mais je ne vois plus rien. De ton fils Malik. »
Cette lettre de Malik pour son père, le petit Lasso l’avait lue avec tellement de joie dans la voix qu’on croirait entendre une bonne nouvelle. Son sourire, large comme une banane, accompagnait chaque bout de lettre qu’il lisait à son auditoire si bien que tous se mirent à danser et chanter, heureux de ce que Malik, le premier-né de la famille, après douze ans de silence écrivait enfin à son père pour lui annoncer une bonne nouvelle. Tous dansaient et chantaient. Tous sauf le père de Malik, le destinataire de la lettre. Il gardait cet air calme et imperturbable qu’on lui connait. Son regard n’exprimait ni joie, ni tristesse car il était vide voilà maintenant vingt-cinq années. S’étant rendues compte que leur homme n’avait pas réagi à la nouvelle, les trois mères de Malik s’arrêtaient de jubiler. Puis, la plus jeune, la préférée du vieil homme, s’approcha de lui et l’interrogea.
-Baba ! Qu’est-ce qu’il y a ? Ton fils donne signe de vie après douze ans de silence, et en bonus avec cette bonne nouvelle mais tu restes insensible.
-Une bonne nouvelle ? Laquelle ? Lui répondit le vieil homme.
-Celle que vient de lire Lasso. Ne l’as-tu pas entendue ?
-Je l’ai entendue et je l’ai comprise. Mais vous, j’en doute. Sans rien ajouter, le vieil homme se leva pour gagner sa case. Il se redressa pour remettre de l’ordre dans ses articulations. Ses mains rugueuses de cultivateur cherchaient son bâton. Ce bâton était devenu pour lui un ami, une boussole. C’est sûr que ce soir, le vieil aveugle ne fermera pas l’œil. Il a écouté la lecture de Lasso mais pas avec la voix candide et joviale de ce dernier petit frère de Malik après neuf autres. Il l’a écouté mais entendait Malik lui parler. Il a vu l’obscurité qui l’entoure, son fils au fond d’une cage de fer, en proie à ses erreurs et ses regrets. Avant que Malik ne parte pour la ville, il est allé voir Baba derrière la concession familiale. Le vieil aveugle couché dans hamac, à l’ombre d’un baobab, cogitait. Soudain, il s’est redressé pour s’asseoir et fit signe à son fils d’approcher. Malik s’assit près de lui, du côté de sa main gauche de sorte à le voir de profil. Même si Malik savait son père aveugle, il ne voulait cependant pas croiser son regard. Ce serait une pure insulte ! Son père lui demanda.
-Es-tu bien assis ?
-Oui Baba. Tu sais, il n’y a plus rien ici pour moi. Je viens encore, et pour la dernière fois, te demander de me laisser partir.
-Il n’y a plus rien ici pour toi, dis-tu. Dis-moi, vois-tu ce que je vois ?
-Comment est-ce possible ? Tu es aveugle. Que peut bien voir un aveugle ?
-Très belle réponse. Vas donc mon fils. Peut-être tes yeux te guideront dans cette aventure. Lorsque tu te retrouveras dans le noir, que tes yeux s’ouvriront pour ne rien voir, alors seulement là, tu verras mieux. Vas Malik !
Ces dernières phrases sont apparues à l’esprit de Malik comme unes de celles que débitent les vieillards pour décourager ou effrayer les jeunes. Mais Malik, les poumons gonflés de rêves et le corps intrépide battant d’espoir n’avait pas eu l’intelligence de déchiffrer les paroles de son vieux père. Je suis jeune et plein de vigueur, je réussirai sûrement. Se convainquait-il. La lettre de Malik à son père datait d’il y a six mois. Avait-il bien fait de fermer les yeux sur les risques de l’entreprise de Malik et de le laisser partir ? Était-ce la lumière de la sagesse ou l’obscur orgueil d’un père blessé qui désirait voir son fils apprendre de ses erreurs ? Épuisé par le remord et des souvenirs qui s’affichent dans son esprit en HD, le vieil aveugle finit par s’assoupir.
Au matin, le vieil aveugle est réveillé par une clameur terrible. C’est certainement mes pauvres femmes qui n’ont rien compris à la lettre et qui continuent de festoyer. Il va falloir les faire taire en leur dévoilant la réalité, pensa-t-il. Ce sera difficile pour elles, mais il le faut. Il sortit donc de la case de terre cuite et de toit de chaume qui avait su résister tant au vent qu’au temps. Muni de sa boussole, le vieil aveugle tâtonnait le sol pour s’orienter vers le tohu-bohu. Son bâton buta sur quelque chose. Le vieil aveugle s’immobilisa. La chose, lentement se déplaça et avec elle, l’ombre qu’elle projetait. Et la chose parla.
-Hiébobaba, c’est ton fils. Je suis de retour.
Rêvait-il ? Était-ce vraiment lui ? Ne voulant pas laisser paraître sa surprise non seulement, mais aussi voulant dissoudre les doutes qui ont obscurci son jugement, le vieil aveugle interrogea l’ombre qui a parlé.
-Vois-tu ce que je vois ?
-Oui Baba, je peux voir ce que tu vois.
-Alors regarde du côté du tintamarre, où se tient tes mères, tes frères et sœurs, tous déguenillés et crasseux, les pieds nus dans le sable. Dis-moi, que vois-tu ?
-Je vois des hommes et des femmes qui chantent, qui dansent. Ils ont l’air heureux.
-Regarde à présent par-là, en direction de la forêt proche à peine habillée d’herbes épineuses et d’arbres solitaires. Regarde aussi la forêt lointaine, celle dite sacrée et interdite aux non-initiés. Dis-moi que vois-tu ?
-Je vois une richesse brute à transformer par l’effort. Je vois la clé de mon indépendance. Plus loin, je vois la chambre forte de ma culture, mon histoire et mon identité.
-Enfin, regarde-moi ton père. Dis-moi ce que tu vois.
-Je vois mon passé dans un regard, des lignes de sagesse dans les plis de ton front et les parchemins du labyrinthe de la vie sur les rides de ta peau. Baba, je vois mieux.
-Oui Malik, tu vois comme un aveugle. Tu as bien appris.
-Mais dis-moi, quand as-tu ouvert les yeux ?
-Il y a douze année de cela, je voulu fuir ma réalité pour la ville, un monde de rêves. J’étais dans la fleur de l’âge quand la ville m’a accueilli avec dédain, pas même une étreinte. Hébergé par un vaste parent, j’ai dû laissé ma fierté et mon indépendance au seuil de sa maison. Je couchais dans son salon, mangeais par occasion et surtout je me douchais par saison. Heureusement, la maladie ne me considérait pas digne d’elle. Pour sauver mon honneur et réaliser mes rêves, j’ai cherché du travail. Au début cireur de chaussures, par la suite charrieur de marchandises. Je ne gagnais presque rien et je n’avais plus de nom, seulement une étiquette, « hé ». Voulant gagner plus, j’ai été consulter des féticheurs. Ils m’ont promis une richesse éphémère en échange d’un doigt. Pendant six mois, j’ai connu l’illusion d’un bonheur et eu plus d’amis que tous les habitants du village réunis. Mais tout s’est écroulé, la fausse richesse et ses accessoires : célébrité, plaisirs, faux amis. Refusant l’échec, j’ai décidé avec d’autres jeunes d’attaquer une banque. Nous avons échoué et je fus le seul pris. Ils m’ont arrêté, tabassé, jugé comme un paria et jeté en cage comme un animal. Un danger public, c’est ce qu’ils ont dit que je suis. C’est dans la pénombre de ma cellule que j’ai ouvert les yeux. J’ai appris et j’ai compris.
-Tu as bien grandi. Réponds-moi donc. Qui d’un homme A qui se tient dans l’ombre et d’un homme B qui se tient dans la lumière voit le mieux l’autre ?
-L’homme A.
-Exactement. Retiens que la lumière n’est pas toujours faite pour éclairer, mais peut permettre d’aveugler. Ainsi, quand tu te retrouveras dans la lumière, n’oublie pas de fermer les yeux pour mieux voir. Un aveugle voit toujours au-delà de la lumière.
Cette lettre de Malik pour son père, le petit Lasso l’avait lue avec tellement de joie dans la voix qu’on croirait entendre une bonne nouvelle. Son sourire, large comme une banane, accompagnait chaque bout de lettre qu’il lisait à son auditoire si bien que tous se mirent à danser et chanter, heureux de ce que Malik, le premier-né de la famille, après douze ans de silence écrivait enfin à son père pour lui annoncer une bonne nouvelle. Tous dansaient et chantaient. Tous sauf le père de Malik, le destinataire de la lettre. Il gardait cet air calme et imperturbable qu’on lui connait. Son regard n’exprimait ni joie, ni tristesse car il était vide voilà maintenant vingt-cinq années. S’étant rendues compte que leur homme n’avait pas réagi à la nouvelle, les trois mères de Malik s’arrêtaient de jubiler. Puis, la plus jeune, la préférée du vieil homme, s’approcha de lui et l’interrogea.
-Baba ! Qu’est-ce qu’il y a ? Ton fils donne signe de vie après douze ans de silence, et en bonus avec cette bonne nouvelle mais tu restes insensible.
-Une bonne nouvelle ? Laquelle ? Lui répondit le vieil homme.
-Celle que vient de lire Lasso. Ne l’as-tu pas entendue ?
-Je l’ai entendue et je l’ai comprise. Mais vous, j’en doute. Sans rien ajouter, le vieil homme se leva pour gagner sa case. Il se redressa pour remettre de l’ordre dans ses articulations. Ses mains rugueuses de cultivateur cherchaient son bâton. Ce bâton était devenu pour lui un ami, une boussole. C’est sûr que ce soir, le vieil aveugle ne fermera pas l’œil. Il a écouté la lecture de Lasso mais pas avec la voix candide et joviale de ce dernier petit frère de Malik après neuf autres. Il l’a écouté mais entendait Malik lui parler. Il a vu l’obscurité qui l’entoure, son fils au fond d’une cage de fer, en proie à ses erreurs et ses regrets. Avant que Malik ne parte pour la ville, il est allé voir Baba derrière la concession familiale. Le vieil aveugle couché dans hamac, à l’ombre d’un baobab, cogitait. Soudain, il s’est redressé pour s’asseoir et fit signe à son fils d’approcher. Malik s’assit près de lui, du côté de sa main gauche de sorte à le voir de profil. Même si Malik savait son père aveugle, il ne voulait cependant pas croiser son regard. Ce serait une pure insulte ! Son père lui demanda.
-Es-tu bien assis ?
-Oui Baba. Tu sais, il n’y a plus rien ici pour moi. Je viens encore, et pour la dernière fois, te demander de me laisser partir.
-Il n’y a plus rien ici pour toi, dis-tu. Dis-moi, vois-tu ce que je vois ?
-Comment est-ce possible ? Tu es aveugle. Que peut bien voir un aveugle ?
-Très belle réponse. Vas donc mon fils. Peut-être tes yeux te guideront dans cette aventure. Lorsque tu te retrouveras dans le noir, que tes yeux s’ouvriront pour ne rien voir, alors seulement là, tu verras mieux. Vas Malik !
Ces dernières phrases sont apparues à l’esprit de Malik comme unes de celles que débitent les vieillards pour décourager ou effrayer les jeunes. Mais Malik, les poumons gonflés de rêves et le corps intrépide battant d’espoir n’avait pas eu l’intelligence de déchiffrer les paroles de son vieux père. Je suis jeune et plein de vigueur, je réussirai sûrement. Se convainquait-il. La lettre de Malik à son père datait d’il y a six mois. Avait-il bien fait de fermer les yeux sur les risques de l’entreprise de Malik et de le laisser partir ? Était-ce la lumière de la sagesse ou l’obscur orgueil d’un père blessé qui désirait voir son fils apprendre de ses erreurs ? Épuisé par le remord et des souvenirs qui s’affichent dans son esprit en HD, le vieil aveugle finit par s’assoupir.
Au matin, le vieil aveugle est réveillé par une clameur terrible. C’est certainement mes pauvres femmes qui n’ont rien compris à la lettre et qui continuent de festoyer. Il va falloir les faire taire en leur dévoilant la réalité, pensa-t-il. Ce sera difficile pour elles, mais il le faut. Il sortit donc de la case de terre cuite et de toit de chaume qui avait su résister tant au vent qu’au temps. Muni de sa boussole, le vieil aveugle tâtonnait le sol pour s’orienter vers le tohu-bohu. Son bâton buta sur quelque chose. Le vieil aveugle s’immobilisa. La chose, lentement se déplaça et avec elle, l’ombre qu’elle projetait. Et la chose parla.
-Hiébobaba, c’est ton fils. Je suis de retour.
Rêvait-il ? Était-ce vraiment lui ? Ne voulant pas laisser paraître sa surprise non seulement, mais aussi voulant dissoudre les doutes qui ont obscurci son jugement, le vieil aveugle interrogea l’ombre qui a parlé.
-Vois-tu ce que je vois ?
-Oui Baba, je peux voir ce que tu vois.
-Alors regarde du côté du tintamarre, où se tient tes mères, tes frères et sœurs, tous déguenillés et crasseux, les pieds nus dans le sable. Dis-moi, que vois-tu ?
-Je vois des hommes et des femmes qui chantent, qui dansent. Ils ont l’air heureux.
-Regarde à présent par-là, en direction de la forêt proche à peine habillée d’herbes épineuses et d’arbres solitaires. Regarde aussi la forêt lointaine, celle dite sacrée et interdite aux non-initiés. Dis-moi que vois-tu ?
-Je vois une richesse brute à transformer par l’effort. Je vois la clé de mon indépendance. Plus loin, je vois la chambre forte de ma culture, mon histoire et mon identité.
-Enfin, regarde-moi ton père. Dis-moi ce que tu vois.
-Je vois mon passé dans un regard, des lignes de sagesse dans les plis de ton front et les parchemins du labyrinthe de la vie sur les rides de ta peau. Baba, je vois mieux.
-Oui Malik, tu vois comme un aveugle. Tu as bien appris.
-Mais dis-moi, quand as-tu ouvert les yeux ?
-Il y a douze année de cela, je voulu fuir ma réalité pour la ville, un monde de rêves. J’étais dans la fleur de l’âge quand la ville m’a accueilli avec dédain, pas même une étreinte. Hébergé par un vaste parent, j’ai dû laissé ma fierté et mon indépendance au seuil de sa maison. Je couchais dans son salon, mangeais par occasion et surtout je me douchais par saison. Heureusement, la maladie ne me considérait pas digne d’elle. Pour sauver mon honneur et réaliser mes rêves, j’ai cherché du travail. Au début cireur de chaussures, par la suite charrieur de marchandises. Je ne gagnais presque rien et je n’avais plus de nom, seulement une étiquette, « hé ». Voulant gagner plus, j’ai été consulter des féticheurs. Ils m’ont promis une richesse éphémère en échange d’un doigt. Pendant six mois, j’ai connu l’illusion d’un bonheur et eu plus d’amis que tous les habitants du village réunis. Mais tout s’est écroulé, la fausse richesse et ses accessoires : célébrité, plaisirs, faux amis. Refusant l’échec, j’ai décidé avec d’autres jeunes d’attaquer une banque. Nous avons échoué et je fus le seul pris. Ils m’ont arrêté, tabassé, jugé comme un paria et jeté en cage comme un animal. Un danger public, c’est ce qu’ils ont dit que je suis. C’est dans la pénombre de ma cellule que j’ai ouvert les yeux. J’ai appris et j’ai compris.
-Tu as bien grandi. Réponds-moi donc. Qui d’un homme A qui se tient dans l’ombre et d’un homme B qui se tient dans la lumière voit le mieux l’autre ?
-L’homme A.
-Exactement. Retiens que la lumière n’est pas toujours faite pour éclairer, mais peut permettre d’aveugler. Ainsi, quand tu te retrouveras dans la lumière, n’oublie pas de fermer les yeux pour mieux voir. Un aveugle voit toujours au-delà de la lumière.