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Jeanne sursauta au son strident de son réveil. Quel jour étions-nous ? Mardi ? Mercredi ? Elle pivota sur le ventre pour s'enrouler allègrement dans sa couette. Une grande tasse de café l'aiderait sans doute à s'éclaircir les idées. Elle avait de vagues souvenirs de la veille. Elle prit une profonde inspiration pour se donner du courage et se leva. Les chaussons qui avaient glissé sous le lit étaient bien trop grands pour ses petits pieds. Elle remarqua que son tee-shirt lui arrivait bizarrement au niveau des genoux. Dans la cuisine, elle n'arriva pas à atteindre l'étagère où se trouvait la tasse dans laquelle elle se servait habituellement son café. Elle enclencha d'un geste automatique la cafetière qui émit une plainte et un bref gargouillis. Pendant que son breuvage coulait goutte à goutte et embaumait déjà l'appartement, Jeanne se dirigea vers la salle de bain pour y prendre sa boîte de médicaments. Elle fut surprise par son propre reflet. Plantée devant le grand miroir, elle se retrouvait nez à nez avec une petite fille.
Ce matin-là, Jeanne avait six ans.
— Merde, soupira-t-elle.
Elle n'était jamais remontée aussi loin dans le temps.
Jeanne souffrait d'une maladie rare et inconnue que les médecins qualifiaient simplement de « dérèglement temporel ». Ils auraient pu trouver une appellation plus savante, un nom en latin qui ferait un peu classe genre temporis perturbatio, ou un nom inspiré de la mythologie comme syndrome d'Aeson, mais non, ils n'avaient pas été plus inventifs. Les premiers signes de la maladie étaient apparus le lendemain de son quarantième anniversaire. Jeanne n'y avait d'abord pas prêté attention. Un matin, elle se trouvait rayonnante avec un teint frais et les joues roses. Elle se disait qu'elle avait profité d'un sommeil réparateur et que sa nouvelle crème de nuit avait fait des merveilles. Pour une fois, la publicité n'avait pas été mensongère. Mais un autre matin, elle se découvrait de nouvelles rides et de multiples cheveux blancs. Les écarts avec son âge réel s'étaient accrus au fil des mois. Dans la nuit, son corps se transformait selon un processus inconnu et mystérieux. Il rajeunissait ou vieillissait dans son sommeil. À l'aube, elle découvrait impuissante son âge du jour. Elle avait été obligée de quitter son travail d'assistante comptable quand un matin elle s'était réveillée dans le corps d'une préado de onze ans. Elle s'était trouvée bien trop jeune, même pour solliciter un stage de découverte. Elle avait demandé à son patron d'exercer son métier en télétravail pour qu'elle puisse s'enfermer chez elle et ne plus croiser ses collègues qui n'auraient rien compris à la situation.
Sa maladie avait également chamboulé sa vie amoureuse. Jeanne avait dans un premier temps considéré son rajeunissement temporaire comme une chance inespérée de profiter à nouveau du temps perdu. Elle avait oublié à quel point elle avait été belle à vingt ans. Elle qui avait été si complexée au sortir de l'adolescence ! Quelle drôle d'idée avec le recul ! Jeanne rentrait à nouveau sans effort dans son jean et fut prise d'une folle envie de danser et de s'enivrer. Après avoir traîné dans deux ou trois bars, elle avait réussi à ramener chez elle un bel étudiant en philosophie qui lui avait débité des citations de Saint-Augustin tout en la déshabillant d'un air pénétré. « Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. » Jeanne n'avait rien compris, mais elle avait été ravie de sa soirée. Son amant d'un soir avait été d'humeur moins philosophe quand il avait découvert le lendemain une femme de soixante-dix ans blottie contre lui. Il avait poussé des cris d'orfraie et avait détalé comme un lapin. Jeanne n'avait pas retenté l'expérience et s'était depuis résolue au célibat.
La petite fille qu'elle était ce jour-là s'assit avec sa tasse de café brûlante à la table de sa modeste cuisine et goba ses médicaments comme une poignée de bonbons. Elle commençait à croire qu'on lui avait refilé un vulgaire placebo, car la maladie empirait. Elle inspecta ses petites mains roses. Six ans aujourd'hui. Quel âge demain ? Que se passerait-il si elle se réveillait dans le corps d'un nourrisson ou dans celui d'une vieillarde grabataire ? Dans les deux cas, elle serait incapable de se déplacer par elle-même. Il était déjà arrivé qu'elle reste bloquée sensiblement au même âge plusieurs jours de suite. Elle frissonna à l'idée de rester allongée dans son lit, incapable de se mouvoir, et de mourir de déshydratation ou de faim, impuissante et coincée dans le corps tout potelé d'un bébé de six semaines.
Cette perspective lui glaça le sang. Son café était déjà froid. Elle devait consulter en urgence le Dr Chronas. Dans son armoire, elle conservait des vêtements de différentes tailles. Au fil du temps, elle s'était constitué une garde-robe pour pallier tous ses écarts morphologiques. Elle enfila une robe à fleurs taille 10 ans – trop grande, mais tant pis – et des bottines en pointure 29 qu'elle avait récupérées dans une foire à tout. Le cabinet du médecin se trouvait à l'autre bout de la ville. La voiture aurait été le moyen de locomotion le plus rapide, mais Jeanne était beaucoup trop petite pour atteindre les pédales et elle ne tenait pas à se faire arrêter par la police. C'était un coup à se retrouver direct placée à l'Aide Sociale à l'Enfance. Elle prit donc le métro en se faisant la plus discrète possible. En se fondant dans la foule, en faisant croire qu'elle était accompagnée par un adulte, on la laisserait peut-être tranquille. Elle espérait qu'une mamie à caniche n'allait pas lui caresser la joue en lui demandant où était sa maman, comme la dernière fois qu'elle avait emprunté les transports en commun. Heureusement, et après seulement quelques regards intrigués posés sur elle, Jeanne arriva sans encombre au cabinet médical.
Le Dr Chronas n'avait pas besoin de l'examiner longuement pour aboutir à ce constat : il se sentait malheureusement dépassé par l'état de sa patiente. Toutes les analyses réalisées, radios et autres tests sanguins ne relevaient aucune anomalie dans l'organisme de Jeanne. Ce devait être d'ordre psychologique.
— Je ne suis pas psychiatre, mais vous avez peut-être somatisé votre crise de la quarantaine, annonça doctement le médecin.
Jeanne se leva d'un bond et lui asséna un coup de pied dans les tibias. Quel charlatan, celui-là !
— Voyons, madame Pellicer, arrêtez de vous comporter comme une enfant ! répliqua le Dr Chronas. Vous ne pouvez pas constamment fuir le temps qui passe !
Vexée, Jeanne claqua la porte du cabinet et se mit à errer dans la ville. Bien sûr, elle avait peur du temps qui passe. Elle avait la nostalgie des années où elle était encore étudiante, elle regrettait l'innocence et la gaieté de son enfance. Elle aurait voulu retenir toutes ces années dans la paume de sa main, les années passées, mais aussi les années à venir. Les prochaines décennies la faisaient cauchemarder. Elle refusait que son corps change, que ses mouvements deviennent plus lents et douloureux.
Juste vivre le temps présent, pour toujours.
À mesure qu'elle marchait et que le soleil déclinait, l'ombre de Jeanne s'allongeait peu à peu. Elle croisa son reflet dans la vitrine d'un salon de coiffure.
Ce soir-là, Jeanne avait quarante-et-un ans.
Ce matin-là, Jeanne avait six ans.
— Merde, soupira-t-elle.
Elle n'était jamais remontée aussi loin dans le temps.
Jeanne souffrait d'une maladie rare et inconnue que les médecins qualifiaient simplement de « dérèglement temporel ». Ils auraient pu trouver une appellation plus savante, un nom en latin qui ferait un peu classe genre temporis perturbatio, ou un nom inspiré de la mythologie comme syndrome d'Aeson, mais non, ils n'avaient pas été plus inventifs. Les premiers signes de la maladie étaient apparus le lendemain de son quarantième anniversaire. Jeanne n'y avait d'abord pas prêté attention. Un matin, elle se trouvait rayonnante avec un teint frais et les joues roses. Elle se disait qu'elle avait profité d'un sommeil réparateur et que sa nouvelle crème de nuit avait fait des merveilles. Pour une fois, la publicité n'avait pas été mensongère. Mais un autre matin, elle se découvrait de nouvelles rides et de multiples cheveux blancs. Les écarts avec son âge réel s'étaient accrus au fil des mois. Dans la nuit, son corps se transformait selon un processus inconnu et mystérieux. Il rajeunissait ou vieillissait dans son sommeil. À l'aube, elle découvrait impuissante son âge du jour. Elle avait été obligée de quitter son travail d'assistante comptable quand un matin elle s'était réveillée dans le corps d'une préado de onze ans. Elle s'était trouvée bien trop jeune, même pour solliciter un stage de découverte. Elle avait demandé à son patron d'exercer son métier en télétravail pour qu'elle puisse s'enfermer chez elle et ne plus croiser ses collègues qui n'auraient rien compris à la situation.
Sa maladie avait également chamboulé sa vie amoureuse. Jeanne avait dans un premier temps considéré son rajeunissement temporaire comme une chance inespérée de profiter à nouveau du temps perdu. Elle avait oublié à quel point elle avait été belle à vingt ans. Elle qui avait été si complexée au sortir de l'adolescence ! Quelle drôle d'idée avec le recul ! Jeanne rentrait à nouveau sans effort dans son jean et fut prise d'une folle envie de danser et de s'enivrer. Après avoir traîné dans deux ou trois bars, elle avait réussi à ramener chez elle un bel étudiant en philosophie qui lui avait débité des citations de Saint-Augustin tout en la déshabillant d'un air pénétré. « Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. » Jeanne n'avait rien compris, mais elle avait été ravie de sa soirée. Son amant d'un soir avait été d'humeur moins philosophe quand il avait découvert le lendemain une femme de soixante-dix ans blottie contre lui. Il avait poussé des cris d'orfraie et avait détalé comme un lapin. Jeanne n'avait pas retenté l'expérience et s'était depuis résolue au célibat.
La petite fille qu'elle était ce jour-là s'assit avec sa tasse de café brûlante à la table de sa modeste cuisine et goba ses médicaments comme une poignée de bonbons. Elle commençait à croire qu'on lui avait refilé un vulgaire placebo, car la maladie empirait. Elle inspecta ses petites mains roses. Six ans aujourd'hui. Quel âge demain ? Que se passerait-il si elle se réveillait dans le corps d'un nourrisson ou dans celui d'une vieillarde grabataire ? Dans les deux cas, elle serait incapable de se déplacer par elle-même. Il était déjà arrivé qu'elle reste bloquée sensiblement au même âge plusieurs jours de suite. Elle frissonna à l'idée de rester allongée dans son lit, incapable de se mouvoir, et de mourir de déshydratation ou de faim, impuissante et coincée dans le corps tout potelé d'un bébé de six semaines.
Cette perspective lui glaça le sang. Son café était déjà froid. Elle devait consulter en urgence le Dr Chronas. Dans son armoire, elle conservait des vêtements de différentes tailles. Au fil du temps, elle s'était constitué une garde-robe pour pallier tous ses écarts morphologiques. Elle enfila une robe à fleurs taille 10 ans – trop grande, mais tant pis – et des bottines en pointure 29 qu'elle avait récupérées dans une foire à tout. Le cabinet du médecin se trouvait à l'autre bout de la ville. La voiture aurait été le moyen de locomotion le plus rapide, mais Jeanne était beaucoup trop petite pour atteindre les pédales et elle ne tenait pas à se faire arrêter par la police. C'était un coup à se retrouver direct placée à l'Aide Sociale à l'Enfance. Elle prit donc le métro en se faisant la plus discrète possible. En se fondant dans la foule, en faisant croire qu'elle était accompagnée par un adulte, on la laisserait peut-être tranquille. Elle espérait qu'une mamie à caniche n'allait pas lui caresser la joue en lui demandant où était sa maman, comme la dernière fois qu'elle avait emprunté les transports en commun. Heureusement, et après seulement quelques regards intrigués posés sur elle, Jeanne arriva sans encombre au cabinet médical.
Le Dr Chronas n'avait pas besoin de l'examiner longuement pour aboutir à ce constat : il se sentait malheureusement dépassé par l'état de sa patiente. Toutes les analyses réalisées, radios et autres tests sanguins ne relevaient aucune anomalie dans l'organisme de Jeanne. Ce devait être d'ordre psychologique.
— Je ne suis pas psychiatre, mais vous avez peut-être somatisé votre crise de la quarantaine, annonça doctement le médecin.
Jeanne se leva d'un bond et lui asséna un coup de pied dans les tibias. Quel charlatan, celui-là !
— Voyons, madame Pellicer, arrêtez de vous comporter comme une enfant ! répliqua le Dr Chronas. Vous ne pouvez pas constamment fuir le temps qui passe !
Vexée, Jeanne claqua la porte du cabinet et se mit à errer dans la ville. Bien sûr, elle avait peur du temps qui passe. Elle avait la nostalgie des années où elle était encore étudiante, elle regrettait l'innocence et la gaieté de son enfance. Elle aurait voulu retenir toutes ces années dans la paume de sa main, les années passées, mais aussi les années à venir. Les prochaines décennies la faisaient cauchemarder. Elle refusait que son corps change, que ses mouvements deviennent plus lents et douloureux.
Juste vivre le temps présent, pour toujours.
À mesure qu'elle marchait et que le soleil déclinait, l'ombre de Jeanne s'allongeait peu à peu. Elle croisa son reflet dans la vitrine d'un salon de coiffure.
Ce soir-là, Jeanne avait quarante-et-un ans.
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Pourquoi on a aimé ?
Voilà une crise de la quarantaine pour la moins originale ! Cet instant de vie dans lequel le fantastique s’infiltre joliment se lit de manière
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Pourquoi on a aimé ?
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