Puh-syoot

Tu cours à petites foulées.
Tu viens de me sauver, de me redonner goût à la vie en quelques secondes. Tu m'as arraché mon sac, et maintenant tu files fissa.
Tu es forte, ma garce, rapide et précise. Déterminée aussi. Ta course n'a rien d'une fuite éperdue car je t'entends respirer: tu gères.
Tu sais ce que tu viens de me prendre et tu veux le garder, hein?
Ce que tu ne sais pas, c'est ce que tu viens de me rendre : mon âme.

Dans les petites rues en bas du bourg je t'ai prise en chasse. Nos ombres sont longues, il est déjà tard. Dans ton sillage, dans l'air que tu déplaces, je capte les fragrances de ta sueur. Soudain tu bifurques et quittes l'asphalte. Ton odeur se mêle au remugle de l'humus trempé que tu foules. Je suis derrière toi. Cela ne t'inquiète pas. Tu as choisi le chemin au dessus du cimetière, qui grimpe sur le coteau boisé. Là, tu penses me distancer, me perdre à l'usure.
C'est le contraire qui se produit car je me retrouve : Puh-syoot.
J'avais oublié ce nom, sa signification. C'était mon nom de guerre dans le monde de l'ultra-trail. De la phonétique pour dire ''poursuite''en anglais, dans le sens de ''persévérance'', ''opiniâtre'' ou ''continue''.

Tu es belle, fille, et tu cours bien. Tu es athlétique, tes gestes sont souples et ton corps mésomorphe est affuté au cuir de la prédation. Mon regard de sportive est sensible à ta grâce féline. Tu gravis la pente glissante du sentier exposé à l'or du couchant et ses contrastes perfides. Il faut du métier pour faire cela comme tu le fais.
Je commence à chauffer moi aussi, à sentir la transpiration couler le long de mon dos. Mon cœur a pris son rythme de croisière et mon souffle l'accompagne. La confiance me gagne. Je vérifie ma carcasse rouillée. C'est ok.
Je te file le train, harpie, avec comme allié mon passé d'athlète.
Puh-Syoot revient !

Je te laisse me distancer un peu, petite voleuse, car je ne me sens pas encore prête. Il faut que mon corps réponde à nouveau à mes sollicitations, se souvienne de ses prouesses d'autrefois. J'ai couru autour du mont Fuji dans les vapeurs printanières et glaciales du levant; vécu le terroir du Japon dans ma chair plus de quarante heures d'affilées. Oui je l'ai fait !
Vas-y, cours devant moi racaille !
J'ai aspiré l'air chargé de sève d'épicéa sur des dizaines de kilomètres dans le Jura, pour en faire ma substance et avaler des dénivelés affolants. J'ai connu mon corps, ses ressources et ses limites extrêmes comme tu ne connaitras jamais le tien.
Allez, cours garce ! On arrive presque en haut de la colline.
Tu n'es pas mauvaise dans ton genre petite conne. Je vois tes belles fesses et tes jolies cuisses qui bougent sous l'étoffe de ton survêtement. Mais ton cul n'est pas aussi efficient que le mien. Tes jambons non plus. Ils sont trop massifs, gavés de burgers et de coca. Moi j'ai l'air d'une carne maintenant, mais ma viande est tressée bien serrée.
J'ai cru avoir été Puh-syoot. Mais ici et maintenant, grâce à toi je suis ! Je te talonne... je vais te reprendre ce que tu m'as arraché.

Tu es maintenant sur le plateau en haut du mont Rebut qui domine le bourg et tu regardes en arrière. Et je suis là... Surprise : la femme qui te suit est différente de celle que tu as spoliée. Je te comprends fille ! Tu as agressé une personne tavelée par la vie, fissurée par le deuil de sa jeunesse, amoindrie par l'idée qu'elle se fait d'elle même.
Ta surprise est passée sale môme. Tu réagis.
Tu replonges sur le bourg en contre-bas. Tu vas descendre par le sentier qui passe derrière l'hôpital. Déjà je vois dans tes postures un peu de lourdeur. Tu as cramé tout ton glucose et tes muscles doivent s'adapter à cette chimie dont tu ignores tout.
Vas gonzesse. Moi aussi je dois un peu récupérer. Et puis j'ai besoin que tu prennes confiance en toi, une confiance qui va te faire croire à ta victoire et te faire commettre une erreur. Ça aussi je l'ai vécu. Oh que trop !
Je retrouve les gestes et les réflexes de coureuse de fond. Les images des heures de course sur la corniche de Tamaris au raz de la méditerranée dans l'aube flamboyante affluent. Mes foulées au milieu de la garrigue du massif de Siou -Blanc dans le Var de mon adolescence abondent mon compte courage.
Je suis Puh-syoot !
Avant de sombrer, j'ai fait le tour du Mont-Blanc, traversé le Vercors par les sentiers de chèvres plus vite que les loups. Ça je m'en souviens, maintenant !
Je reprends la chasse dans le soir qui tombe. Je force l'allure cette fois. Je commence à anticiper, à envisager où va se passer notre confrontation. Je connais le terrain, mes appuis sont nets. Pendant quelques minutes les derniers rayons du couchant affleurent des sommets Ardéchois en face de moi. Puis je plonge à mon tour vers la vallée du Rhône envahie de ténèbres et de fraîcheur. Les lampadaires se sont allumés dans les rues du bourg. À nouveau je sens la vie bouillonner en moi, je suis connectée.

Je te vois garce ! Je te vois trimer dans la descente obscure. Tu luttes contre ta propre énergie cinétique aggravée par la fatigue. Ton visage est fouetté par les branches qui barrent le sentier et te surprennent. Tes gestes ne sont plus synchrones avec ton souffle et tu viens de déraper une première fois.
Moi je vole.
Je distingue tout, je sens tout. J'y suis ! J'entends ta cheville qui craque et le bruit sourd de ta chute dans les ronces. Tu émets un râle de dépit et de douleur. Aussitôt me parvient ton cri de rage, de fille vaincue. Je connais. Je connais trop.
Quand j'arrive sur toi tu gis sur le flanc, les cheveux pleins de terre et de brindilles. Tu sanglotes comme la sale gosse que tu es. Tu dois avoir dans les seize ans.
Je récupère mon sac, du triomphe plein les yeux.
Je le brandis comme un trophée et hurle mon hourra par dessus les toits. C'est ma première victoire depuis longtemps. Dedans il n'y a rien d'autre qu'un sandwich et une bouteille d'eau minérale, pas même un téléphone ou une pièce de monnaie.
Tu enrages de plus belle et je ris ! Tu ne comprends pas pourquoi je te dis merci.
Petite conne tu n'as pas le choix : il faut que je t'aide pour aller jusqu'aux urgences. En fait nous y sommes presque, c'est juste en bas du sentier où je t'ai terrassée.

Nous passons la nuit ensemble à l'hôpital où j'allais prendre ma garde d'infirmière. Tu as la cheville foulée et des ecchymoses. J'insiste pour que nous te gardions en observation, de toute façon aucun parent ne te réclame. Nous parlons peu, mais bien assez pour que je comprenne ce que nous sommes toi et moi : des battantes. Alors je te debrief ta course dans le coteau et te raconte pourquoi c'est moi la gagnante. Tu m'écoutes, tu bois mes paroles. Tu bois et c'est moi que ça hydrate.
Je te fais la promesse de ne pas déposer de plainte à une condition : tu dois venir t'entraîner avec moi une fois rétablie. Tu acceptes mon chantage de bon gré.

J'ai attendu des semaines, et demain nous allons courir ensemble pour la première fois. Nous allons faire le même circuit que le soir de notre rencontre, et c'est moi qui serai devant. Pour commencer...

Tu t'appelles Kenza et tu ne me connais que sous le nom de Puh-syoot. C'est le seul qu'il faut retenir.

Tu vas voir gamine : les battantes ne vieillissent pas...