Ma chère fille,
Je te fais parvenir cette bafouille du cul-de-basse fosse où notre respectable justice m’a envoyée croupir. Lors du dernier réveillon, j’ai été harponnée par ton excentrique tante Zia. Après m’avoir entraînée dans l’embrasure d’une porte-fenêtre, elle m’a confié avoir rejoint un groupe citoyen qui s’était donné pour mission d’apporter aide et secours aux réfugiés de la place Maximilien. En entendant ces révélations, je suis tombée des nues. Je pensais en effet que depuis la fin de l’été, ce problème avait trouvé un semblant de solution : notre très honorable premier ministre n’avait-il pas solennellement déclaré que son gouvernement avait créé des places en centre d’hébergement en suffisance et les médias qui pendant des semaines nous avaient battu et rebattu les oreilles avec cette problématique étaient passés depuis belle lurette à plus croustillant. En évoquant l’insondable détresse de tous ces pauvres bougres que la misère et la guerre avaient jeté sur les routes, Zia, d’habitude si forte, avait comme des sanglots dans la voix et semblait à deux doigts de se trouver mal ce qui, tu l’admettras, aurait fait mauvaise impression auprès de tes grands-parents. Aussi pour la réconforter, mais également parce qu’il me semblait que c’était la seule chose à faire, lui ai-je proposé mon aide. Peut-être aurais-je dû peser plus longuement ma décision avant de m’engager, mais tu me connais, un chaton en détresse suffit à me faire fondre alors quand il s’agit d’hommes, de femmes et surtout d’enfants...
Deux jours après, à la tombée de la nuit, ta tante m’a amené un homme et un adolescent originaires d’Afghanistan. Le plus âgé des deux était un solide gaillard d’une trentaine d’année. Je dois t’avouer qu’au premier abord, il ne m’a pas fait forte impression. Avec sa moustache luxuriante de bandit mexicain, il avait en effet tout des coupeurs de gorges des westerns de Sergio Leone. Mais il a suffi qu’il me salue en souriant de toutes ses dents pour que je me sente rassérénée. Comme quoi je ne suis pas mieux que tous ces beaufs bourrés de préjugés qu’il m’arrive souvent de stigmatiser ! Baryal, oui c’est comme cela qu’il se prénommait, baragouinait quelques mots d’un anglais scolaire et servait de traducteur pour son jeune compagnon. Après un repas que j’avais voulu simple, j’ai ouvert l’atlas défraîchi que j’avais récupéré dans ta chambre et tant bien que mal, mes invités m’ont décrit leur interminable voyage, un voyage qui n’avait vraiment rien eu d’un conte des Mille et Une Nuits. Après il y en a eu d’autres, beaucoup d’autres, des hommes jeunes pour la plupart, deux ou trois femmes et un enfant, un seul, une fois. Au fil du temps, j’ai appris à devenir une sorte de pro de l’assistance aux personnes en détresse, une mini H.C.R. à moi toute seule. Rien de compliqué, tu vas t’en rendre compte ! Chaque soir dès que la nuit commençait à tomber, je me postais près de la barrière. Une voiture, jamais la même, déposait son lot de réfugiés sur l’allée menant au garage. D’un large signe de main, je les invitais à pousser la porte que j’avais laissée légèrement entrouverte. A ce moment, j’ignorais encore tout d’eux et dans la pénombre, ne distinguais que des silhouettes indistinctes engoncées dans des vêtements disparates : tee-shirts ou sweats trop fins ou trop courts, sandales rapiécées ou baskets à deux pas de rendre l’âme et pour de trop rares chanceux, bonnets enfoncés jusqu’aux oreilles et gants en laine tricotés grand-mère, Je les invitais ensuite à pénétrer dans la cuisine où je leur offrais à boire et à manger. C’était l’instant que je préférais, celui où timidement nos regards se croisaient, celui où nous nous découvrions mutuellement, celui enfin où l’un d’entre eux, généralement le plus âgé, se hasardait à me parler. C’était le plus souvent pour me demander le code wifi. La première fois, cela m’avait choquée, il y avait quand même plus important que d’échanger des banalités avec des inconnus rencontrés sur le net. Mais à force de les voir pianoter sur leurs smartphones, cela avait fini par me sauter aux yeux. Cet appareil était bien souvent le seul lien qu’il conservait avec leurs proches. Il y a deux jours, ce sont deux policiers qui ont débarqué. Au commissariat, un inspecteur m’a expliqué que je m’étais mise dans de sales draps en hébergeant des gens en situation irrégulière. Eh oui, figure-toi que dans notre beau et grand pays, aider son prochain est devenu un crime abominable passible d’une peine de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 30000 euros. L’énormité de ces sanctions sidère n’est-ce pas, mais je te jure que ces montants sont exacts, parfaitement exacts. J’aurais pu être libérée depuis longtemps, mais comme paraît-il, je fais preuve de mauvaise volonté en ne dénonçant pas mes complices, ces enfoirés ont décidé de me garder bien au chaud encore quelques heures. Mais ne t’en fais pas ! Je finirai par m’en sortir sans trop de bosses ni de casses. Comme d’habitude quoi !
J’espère que cette petite lettre te trouvera en pleine forme dans ta prison dorée californienne.
Ta future bagnarde de mère
Je te fais parvenir cette bafouille du cul-de-basse fosse où notre respectable justice m’a envoyée croupir. Lors du dernier réveillon, j’ai été harponnée par ton excentrique tante Zia. Après m’avoir entraînée dans l’embrasure d’une porte-fenêtre, elle m’a confié avoir rejoint un groupe citoyen qui s’était donné pour mission d’apporter aide et secours aux réfugiés de la place Maximilien. En entendant ces révélations, je suis tombée des nues. Je pensais en effet que depuis la fin de l’été, ce problème avait trouvé un semblant de solution : notre très honorable premier ministre n’avait-il pas solennellement déclaré que son gouvernement avait créé des places en centre d’hébergement en suffisance et les médias qui pendant des semaines nous avaient battu et rebattu les oreilles avec cette problématique étaient passés depuis belle lurette à plus croustillant. En évoquant l’insondable détresse de tous ces pauvres bougres que la misère et la guerre avaient jeté sur les routes, Zia, d’habitude si forte, avait comme des sanglots dans la voix et semblait à deux doigts de se trouver mal ce qui, tu l’admettras, aurait fait mauvaise impression auprès de tes grands-parents. Aussi pour la réconforter, mais également parce qu’il me semblait que c’était la seule chose à faire, lui ai-je proposé mon aide. Peut-être aurais-je dû peser plus longuement ma décision avant de m’engager, mais tu me connais, un chaton en détresse suffit à me faire fondre alors quand il s’agit d’hommes, de femmes et surtout d’enfants...
Deux jours après, à la tombée de la nuit, ta tante m’a amené un homme et un adolescent originaires d’Afghanistan. Le plus âgé des deux était un solide gaillard d’une trentaine d’année. Je dois t’avouer qu’au premier abord, il ne m’a pas fait forte impression. Avec sa moustache luxuriante de bandit mexicain, il avait en effet tout des coupeurs de gorges des westerns de Sergio Leone. Mais il a suffi qu’il me salue en souriant de toutes ses dents pour que je me sente rassérénée. Comme quoi je ne suis pas mieux que tous ces beaufs bourrés de préjugés qu’il m’arrive souvent de stigmatiser ! Baryal, oui c’est comme cela qu’il se prénommait, baragouinait quelques mots d’un anglais scolaire et servait de traducteur pour son jeune compagnon. Après un repas que j’avais voulu simple, j’ai ouvert l’atlas défraîchi que j’avais récupéré dans ta chambre et tant bien que mal, mes invités m’ont décrit leur interminable voyage, un voyage qui n’avait vraiment rien eu d’un conte des Mille et Une Nuits. Après il y en a eu d’autres, beaucoup d’autres, des hommes jeunes pour la plupart, deux ou trois femmes et un enfant, un seul, une fois. Au fil du temps, j’ai appris à devenir une sorte de pro de l’assistance aux personnes en détresse, une mini H.C.R. à moi toute seule. Rien de compliqué, tu vas t’en rendre compte ! Chaque soir dès que la nuit commençait à tomber, je me postais près de la barrière. Une voiture, jamais la même, déposait son lot de réfugiés sur l’allée menant au garage. D’un large signe de main, je les invitais à pousser la porte que j’avais laissée légèrement entrouverte. A ce moment, j’ignorais encore tout d’eux et dans la pénombre, ne distinguais que des silhouettes indistinctes engoncées dans des vêtements disparates : tee-shirts ou sweats trop fins ou trop courts, sandales rapiécées ou baskets à deux pas de rendre l’âme et pour de trop rares chanceux, bonnets enfoncés jusqu’aux oreilles et gants en laine tricotés grand-mère, Je les invitais ensuite à pénétrer dans la cuisine où je leur offrais à boire et à manger. C’était l’instant que je préférais, celui où timidement nos regards se croisaient, celui où nous nous découvrions mutuellement, celui enfin où l’un d’entre eux, généralement le plus âgé, se hasardait à me parler. C’était le plus souvent pour me demander le code wifi. La première fois, cela m’avait choquée, il y avait quand même plus important que d’échanger des banalités avec des inconnus rencontrés sur le net. Mais à force de les voir pianoter sur leurs smartphones, cela avait fini par me sauter aux yeux. Cet appareil était bien souvent le seul lien qu’il conservait avec leurs proches. Il y a deux jours, ce sont deux policiers qui ont débarqué. Au commissariat, un inspecteur m’a expliqué que je m’étais mise dans de sales draps en hébergeant des gens en situation irrégulière. Eh oui, figure-toi que dans notre beau et grand pays, aider son prochain est devenu un crime abominable passible d’une peine de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 30000 euros. L’énormité de ces sanctions sidère n’est-ce pas, mais je te jure que ces montants sont exacts, parfaitement exacts. J’aurais pu être libérée depuis longtemps, mais comme paraît-il, je fais preuve de mauvaise volonté en ne dénonçant pas mes complices, ces enfoirés ont décidé de me garder bien au chaud encore quelques heures. Mais ne t’en fais pas ! Je finirai par m’en sortir sans trop de bosses ni de casses. Comme d’habitude quoi !
J’espère que cette petite lettre te trouvera en pleine forme dans ta prison dorée californienne.
Ta future bagnarde de mère