Projet Canaan...

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité à contempler la magnificence de l'inconnu. A trier sa part d'éternité, entre écarquillement et pincé de sel. Venir sur le quai de l'existence raconter autour du feu, le voyage des inconnus heureux, boire son dernier verre, en se demandant si la musique ne s'arrêterait jamais. Boire, encore boire. S'éloigner, encore s'éloigner. Seul sur le chemin, on aime prendre le large, s'éloigner du soleil, laissant ses pas dans le macadam de cette ville inconnue à notre être. On est devenu des fantômes marchant sur le seuil des villes sans but et sans ailleurs possible. 
Nous marchons de partout, à toute heure, nous buvons à pleine gorgée le mal-être qui nous ronge la peau et sans cesse nous faisons face au désarroi éternel. Pourtant, c'est lorsque l'écart s'installe entre nous, qu'ils ont le plus besoin de nous. Pourquoi devrait-on revenir ?? Pourquoi ressent-on l'impuissance de n'avoir pas été là, même si nous savons très bien qu'être là c'est être absent ailleurs ? Et chaque soir, nous fermons les yeux pour plaire à la mort. Nomade de mon état, je vis partout où mon âme me l'ordonne. Je vis dans l'absence. je vis dans l'entre ligne poétique de cette ville bruyante qu'est Canaan où  les femmes et la bière finissent et changent de peau.
 Dans le silence de la nuit, un failli est venu raconter son histoire à la mer sans se soucier des oreilles murales. Sans peurs et sans craintes, il s'est assis sur le bord d'un vieux bwawon et s'ouvre à la mer comme on livre son innocence à la vie. Jamais on ne s'était demandé qui il était vraiment. Son accoutrement montrait qu'il n'était pas de notre quartier. Ses mâchoires toutes rondes rendaient inaudibles les cris que ses yeux peinaient à laisser transparaître. Assis, devant l'immensité bleue, le failli convoitait les écumes dans sa gorge tant il criait fort. Je ne l'écoutais pas et je ne saurais quoi répondre à cette question. Alors que, mon plus grand sacerdoce était de remplir mon être du chaos des autres, confessionnaire de mon état. Le failli disait vouloir hériter de Canaan en prime de sa vie singulière. Dans sa prière, il semblait désespéré tant sa prière résonnait en moi, j'ai senti dans sa voix la colère d'une vie remplie de souffrance. Feignant de n'avoir rien entendu de ses dithyrambes, je m'approche de lui d'un pas léger, mais la lumière du Bar Casana qui reflétait, plaqua mon ombre sur sa peau, et dans un sursaut, il se tourna comme pour courir, car l'ombre était imposante. Je le fais signe de rester et il resta, libérant une place tout près de lui pour ma crasseuse personne. C'était la première fois qu'un inconnu faisait semblant n'avoir pas eu peur de moi, le portrait typique des chrétiens, voulant tous en héritage le royaume céleste. Assis auprès de lui, je sentais en mon être les cris aphones du failli. Il baissa ses yeux ténébreux, pour ne pas exposer sa souffrance qui colmatait déjà son front. Je n'ouvris point ma bouche de chien, néanmoins en mon être, je continuais comme à l'ordinaire, à cracher sur le Dieu vivant, cracher sur le gouvernement, ces chiens qui bouffaient notre chaire, qui nous tuaient, eux qui étaient censés nous protéger contre les écumes de la vie. Si dans les rues du Canaan du failli coulaient le miel et le lait, dans les miennes on n'arrivait pas à compter les rigoles de sang sur lesquelles juchaient des taux d'immondices acceptant des cadavres tous les jours, les miennes regorgeaient de sans-abris, de mendiants, d'enfants sans éducation, affamés et armés par les bourreaux avides de pouvoir, des filles qui nourrissaient toute la famille avec leurs corps fébriles. Mon Canaan brulait le monde. Une ville trouée par le soleil, où la pluie jouait au jeu de l'amour avec les bâches qui servaient de maison aux exilés plaintifs, où le soir les dieux descendaient des mornes, armés, pour enlever ta fille ou ta femme, une ville où le fils de Dieu n'avait que faire de nous, les parias de l'existence et préféra son effigie entre les seins des femmes. Il était 9h, le bar Casana venait à peine de s'ouvrir. Les marchands de cigarettes et de rhums trottaient pour arriver sur place en premier. Le noir, fils de la nuit, rendait toute sa splendeur au bar. Canaan était réveillé. Personne ne dormait, tout bougeait autour de nous. Dans cette ville, la nuit, les damnés devenaient chrétiens et les chrétiens se muaient. Le noir semblait ouvrir les yeux du failli, il renonça subitement à son crédo. Il ne voulait ne voulais plus de Canaan. Ses yeux en avaient mare et son cœur battait sur le rythme de la nuit. Soudain, le failli s'est levé du bwawon, pour traverser la rue, me faisant signe de le suivre. J'ai hésité un peu car, pour rien au monde le garde, Groshomme, ne laissait entrer dans le bar Casana les personnes de ma trempe, mais ce soir-là, j'ai vu toute la puissance de l'argent. Il fermait les bouches, ouvrait des portes sensées fermer, des cuisses dans le besoin, glissait dans les culottes et des soutiens de gorge, achetait presque la liberté des gens. Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité depuis que sous l'effet de l'alcool, je riais, dansais, racontais mes expériences au failli. Lui, ne disait rien, comme s'il était préoccupé. Mais qui était-il ? Ignoré, je me suis assis dans un coin et laissait mon âme de chien se perdre dans les couloirs troués dans ma mémoire, une fois de plus je revivais la scène affreuse de la mort de ma femme et de mes filles, sous mes yeux, un jour de pâques, agenouillé, les mains croisées derrière la tête comme pour un contrôle de police sans rien pouvoir faire. J'aurais dû mourir aussi, les seuls êtres pour qui je peinais à vivre, quittaient la terre ce jour-là. Elles avaient été tués par le chef qui nous accusait d'être des complices de la police, et en guise de représailles lui et ses hommes, les vrais maitres de la vie dans ce quartier, ont violé et tué une cinquantaine de femmes et de filles. Parmi elles, la femme et les filles du prêtre. Ahh l'alcool, vieille pute à l'odeur alléchante, tu as remis en mon être de vandale cette poisse qui me pousse chaque jour à mourir. 
Dans les rues de Canaan, en dépit de toute chose, le peuple cohabitait avec les bandits. Ils nous protégeaient contre les autres clans et donnaient à manger à nos mères et nos filles. On était habitué aux oppresseurs, on les supportait presque. D'ailleurs devrait-on aimer celui qui nous cause du mal, nous tue et nous protège en même temps ? Le noir continuait à s'étendre sur la ville, le bar Casana était rempli, les femmes et la bière finissaient et changeaient de peau, la musique et la sueur exposaient les corps à des extases inouïes. Les hommes aimaient les femmes, envoyaient de l'argent à celles qui ont bien bougé leurs corps de déesse et paraissaient les plus aptes à passer la nuit ailleurs. On était tous aux anges, juchés sur les nuages, Mais dans les confins de la nuit, la mort rôde et couvre la peau de Groshomme gisant dans son sang, les lumières auréolées s'éteignaient. La panique grondait les larmes. des tirs fusaient de partout et ne s'arrêtaient pas. Tant les cris s'augmentaient, tant les cartouches perçaient les vitres. Dans la foulée, j'ai pu remarquer le failli qui se cramponnait dans un coin et qui priait le christ. Des voix et des crépitements se laissaient entendre dans la rue et des pas creux venaient en direction du bar, le policier ripou du quartier, rentra et pointa son arme vers le failli et le poussa vers la sortie, puis l'embarqua dans sa voiture, sous le regard de tout le monde.
Un silence s'installa dans le bar et dans le quartier. Personne ne savait qui c'était, même moi. Comme les autres avant lui, sous le regard de Dieu, le failli allait souffrir le martyre du kidnapping dans le pays, sans même une intervention de la police car semblerait-il que chaque gang avait ses policiers.
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