Prisonnier de conscience

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je ne sais pas. Je ne vois pas la fin de ce calvaire. Peut-être que ça va se terminer aujourd’hui. Il faut que ça s’arrête. Je n’en peux plus. Ça fait combien de temps que je suis ici déjà ? Deux, trois mois ? Et penser que j’aurais pu être dehors avec eux. Mais il fallait faire quelque chose. Pour éviter le pire. Oui, c’est ça. Il avait raison José quand il m’a dit qu’ils allaient m’enfermer. Ou me tuer. Que Matias allait devoir vivre sans père. Pourtant ça ne pouvait pas continuer. Vivre dans un monde comme celui-là ? Il fallait agir. Pour lui et pour tous les autres. Je ne le regrette pas. Mais je veux que ça s’arrête. Peut-être qu’ils vont venir me chercher là. Tout de suite. La dernière fois ils étaient trois. Oui, trois je crois. Avec leur odeur de sueur et de javel. Et leurs mains moites qui me soulevaient. Mais là je vais les laisser faire. Aller jusqu’au bout, oui. À quoi bon résister ? De toute façon c’est fini. Ils ne comprendront jamais. Dire encore que j’ai préparé le coup tout seul ? La vérité leur échappe. L’évidence les rend fous. Désormais ils ne croient qu’en lui. Lui et ses ennemis imaginaires. Ses complots. C’est fédérateur. Mais ce n’est pas vrai, non. Peut-être qu’il n’est plus là. Je ne saurai jamais. Le général a dû prendre tout en charge. Oui, ça ne peut pas être autrement. C’est pour ça qu’on me garde. Dans cette chaleur. Non, ils ne vont rien lâcher. C’est vraiment la fin. Comment on a pu en arriver là ? Je ne sais pas. Et pourtant j’ai vu ça venir. Ah oui, je me suis bien rendu compte. J’aurais dû le dire à Matias dès le début. Elle n’était pas anodine cette haine. Non. Ça annonçait quelque chose. Et lui qui me montrait tous ces commentaires en rigolant. Ça m’a semblé étrange. On ne pouvait pas dire des choses pareilles. Ces gens n’étaient pas bien. Mais c’était là. Tout le monde pouvait le voir. Et puis on a commencé à l’accepter. Avec le temps, c’est devenu sérieux. Mais on ne disait toujours rien. On a cru à un feu de paille. Mais ça s’est propagé. Et d’un coup c’était plus grand que nous. Ça nous consommait tous les jours. J’aurai dû le faire plus tôt. Oui, quand il a pris le contrôle de tout ça. Lui et sa cohorte. Tuer dans l’œuf ce virus. Car les gens ont commencé à en tomber malades. Et après c’était une maladie pour de vrai qui nous est tombée dessus. Il a bien compris la chose. Ah, oui. Mais il se savait incapable de régler le problème. C’était mieux de dire que c’était inventé, que c’était contre lui. Mais le fléau, lui, il se propageait. Et les mensonges avec. On voyait les gens nous quitter. On a préféré rester aveugles. Ce n’était pas possible. Je l’ai dit à José. Je lui ai dit que je le ferai. Il ne m’a pas cru au départ, c’est vrai. Mais après oui, je me souviens, je lui ai annoncé que j’avais acheté la poudre. Et il a essayé de me dissuader. Pourtant je lui ai expliqué qu’on faisait comme ça avant. Oui, autrefois on était prêt à tout sacrifier. On faisait tout exploser. Mais là c’était comme si de rien n’était. On se laissait faire en attendant que ça passe. Or je savais que cette fois on n’allait pas s’en sortir. Alors il m’a traité de fou. De terroriste, comme eux. José... Je le sentais partir dans l’autre camp. Les yeux figés sur son écran, il ne nous écoutait plus. Il n’avait plus envie de nous voir, il évitait le déjeuner du dimanche. Puis au téléphone il m’a dit qu’on était différents, oui. Mais il allait bien, il avait enfin trouvé des gens qui pensaient comme lui. Alors je lui ai parlé de la poudre. Et notre amitié a volé en éclats. Je ne le regrette pas. Ça non. Il fallait vraiment le faire. Mais là je n’en peux plus. Il faut que ça se termine. Qu’est-ce qu’il a fait Matias après qu’on est venu me chercher ? Il a dû aller chez sa mère. Je ne sais pas si Jeanne travaille le vendredi. Mais il a dû trouver un moyen d’entrer. Petit, il sautait le mur. Il a dû faire ça c’est sûr. Comme cette fois où il a fugué de l’école. On l’a cherché partout. Mais il était là, caché à la maison. Mon petit Matias. Je sais qu’il a compris ce qui se passait. Je l’ai vu dans ses yeux avant qu’on me cagoule. Ça me fait trop mal. Elle est cassée. Elle est cassée, c’est sûr. Si seulement je pouvais la voir. Je ne marcherai plus. Il faut donner une fin à tout ça. Dans cette pénombre. Cette fois je vais les laisser faire. Je ne peux pas faire autrement. Ils ne me croiront pas. Même si j’invente. Non mais Matias a dû aller chez sa mère. Depuis tout ce temps, elle a dû s’occuper de lui. On s’était dit que c’était lui le plus important. On avait promis de toujours veiller sur lui. Quoiqu’il arrive. Oui, je crois qu’on l’aurait fait ensemble. Si elle n’était pas partie, on l’aurait fait, sans doute. À l’université, c’était elle qui nous rappelait toujours les grands principes. Tellement belle. Elle savait tout. Les lois. Les Lumières. Mais il faisait vraiment froid dehors. Pourtant on est resté longtemps à discuter, je me souviens. Debout, à parler liberté, dans sa langue. La grève, je m’en fichais. La vraie cause c’était elle. Et son t-shirt blanc. Elle l’aurait fait avec moi, je crois. Pour Matias et pour tous les autres. Mais peut-être qu’ils ne viendront pas aujourd’hui. Attends. Rien. Je n’entends rien. Cette histoire de bombe c’était bien moi, je leur dirai encore. Moi tout seul. Oui. C’est facile à comprendre. Mais ça les dépasse. Il leur faut un grand ennemi. Mais c’est moi l’ennemi, vous ne voyez pas ? La bombe au ministère, le fonctionnaire modèle. Il ne faut pas chercher plus loin. Les salauds. Comment ils ont pu monter si haut ? Ça a été tellement rapide. Lui au pouvoir. Les gens qui meurent. Nous qui étions vus comme un peuple pacifique. Le pays de l’avenir. Et maintenant tout est sombre. Alors on dit que c’est moi le criminel. C’est ça oui, comme me l’a dit José. Selon lui il fallait les laisser continuer. Aller jusqu’au bout de leur folie. Au final, nous ne sommes pas tous responsables ? Et pourtant j’ai vu ça venir. Mais j’ai rien fait, rien dit. Oui, j’ai continué à travailler pour eux. C’est ça que j’ai fait. Dans cette ambiance pesante où on se surveillait tous. Où chaque mot était mesuré. Où on évitait de penser trop fort. Faites-le. Je crierai. Finissez-en avec moi. Et avec cette douleur et cette chaleur qui m’écrasent. Je ne marcherai plus. Je ne verrai plus Matias. Ces évènements qui se défilent, c’est tout ce que je vois. Mais il faut que ça s’arrête. Je ne suis plus sûr de rien. Mourir pour des idées, oui. Mais la mort lente, je ne supporterai pas. Il faut qu’ils viennent maintenant. C’est un crime que de vouloir protéger ? Oui. Jugez-moi. Vous qui savez tout. Vous qui ne vous trompez jamais. J’assume ma responsabilité. Croyez-moi, c’est tout ce que je vous demande. Et donnez une fin à tout ça. Si je l’ai fait en toute conscience ? Oui, je l’ai déjà dit. En conscience. De ce droit on ne peut pas me priver. Qu’est-ce qu’ils attendent ? Je ne sais pas. Au début ils venaient tous les jours. Peut-être qu’il s’est passé quelque chose. Mais je n’arrive plus à réfléchir. Je l’ai laissé dans la voiture, je crois. Oui. Ils ont dû le trouver. J’avais tout écrit dessus. La visite au ministère. Le respect du protocole. Le compte à rebours. Et puis la bombe bien placée. Ils l’ont avec eux, c’est sûr. C’est pour ça qu’ils ne sont pas là. Ils attendent des ordres. Ils ne peuvent pas décider d’eux-mêmes. Mais j’aurais dû le faire plus tôt. Oui. Peut-être que ça aurait tout changé. Peut-être que je ne serais pas là. Dans cette nuit interminable. À rêver. J’ai envie de me lever. Je veux ouvrir mes yeux. Imaginer une autre réalité. Donner un autre avenir à Matias. Mais il ne me reste plus rien à leur raconter. Et je demeure ici, prisonnier de ma conscience...