Ce jour-là, les classes de moyennes sections allaient au zoo. Il y aurait des tigres, des éléphants et des girafes, pas à colorier, mais à caresser. De vrais animaux ! Malgré des débuts agités, du lait renversé et des cris inutiles, cette journée serait inoubliable. Secoué dans le panier avant de la bicyclette, Doudou gardait son optimisme.
D'habitude, Lucas l'installait dans son petit sac à dos bleu mais ce matin il l'avait jeté en catastrophe dans le panier. Maman, énervée, n'avait rien contrôlé. Elle ne trouvait plus le dossier vert et tout le monde lui parlait mal. Lucas et Doudou tremblèrent avec sa colère sur le vélo. Heureusement à chaque coup de pédale, elle se calmait. En accélérant le long des boutiques de la rue des Muguets, elle se surprit à rire. Arrivée à l'école, vite, vite, elle saisit le sac à dos et détacha Lucas.
Doudou resta dans le panier. Il s'étonna mais ne s'inquiéta pas. Lucas allait le réclamer, Maman le remarquer. Ce ne serait qu'une course de plus ce matin mais il irait au zoo.
Non. En reprenant sa bicyclette, Maman ne lui prêta aucune attention. Elle pédala vers son bureau avec mille choses en tête. Doudou regrettait la visite au zoo.
Il regretta encore plus d'être oublié dans le panier avec l'antivol.
Il se consola avec une journée de promenade. Avec Kévin, le livreur à vélo, puis avec Bertrand le développeur. Le pneu de Kévin avait crevé alors pour ne pas perdre son emploi, il emprunta le vélo dans Maman et entraîna Doudou dans de folles courses parfumées au poisson et au gingembre. Bertrand avait trop bu lors d'une fête d'anniversaire au bureau et sans trop savoir pourquoi avait enfourché le vélo que Kévin avait soigneusement remis en place. Il zigzagua dans les rues en sifflotant puis abandonna la bicyclette dans un parc.
Doudou commença à s'inquiéter. Comment allait-il rentrer ? Il ne s'inquiétait pas pour lui mais pour Lucas et sa maman. Elle allait encore pleurer, il aurait du mal à s'endormir. Sans Doudou la maison n'était que cris et larmes.
Le mouvement du vélo le tira de son cauchemar. Cette fois, il fut tout de suite repéré. Véronique avait un sens de l'observation surdéveloppé. Elle aurait fait une excellente psychologue si la vie ne l'avait pas conduite à la caisse d'un hypermarché. Un contrat de vingt heures pour payer le loyer et les charges. Pour le reste, manger, s'habiller, se soigner, s'amuser, elle devait réutiliser ce que les autres jetaient. Les conserves, les journaux, les cahiers à moitié remplis... Elle suivait les allées et venues des poubelles de son quartier, trainait sur les trottoirs les jours des encombrants... Tout le temps à l'affût, elle était souvent récompensée par des trésors : des étagères, des livres de poche, un canapé, des bicyclettes... Un pneu crevé, une chaîne sautée, les gens ne savaient plus quoi en faire et les jetaient. Véronique avait appris sur YouTube à réparer et retaper les bicyclettes, les meubles, les fours... Doudou adora aussitôt ses mains magiques.
Véronique comprit que ce petit lapin vert pastel représentait beaucoup pour quelqu'un. Cette bicyclette qui était exactement à sa taille n'avait pas été jetée : elle avait été volée puis abandonnée. Son honnêteté lui interdisait de la mettre en vente. Elle posterait une annonce sur un site spécialisé dans la recherche des doudous. Si ce petit lapin était aussi important qu'il en avait l'air, on ne pourrait pas le remplacer comme un pot de confiture. La propriétaire du vélo finirait donc par le chercher sur ce site. Si dans deux mois, personne ne se manifestait Véronique s'autoriserait à tirer une semaine de courses de la bicyclette et un ticket de bus du doudou.
Trouvé sur une bicyclette blanche trop grande pour lui ce petit lapin vert pomme. Doudou et son véhicule à pédales disponibles au 06 75 28...
Un mois passa. Doudou que Véronique appelait Pomme dormait sur le canapé. Tous les soirs, elle lui parlait de ses collègues, de sa manager perverse et de toutes ses trouvailles... Elle développa une idée : un site où les gens pourraient se rencontrer pour échanger du baby-sitting contre des cours d'allemand, des cours de guitare contre du bricolage. Ce serait un site pour réparer les vélos cassés, échanger les DVD qu'on ne regardait qu'une fois ou emprunter des perceuses. Si cela fonctionnait, elle pourrait enfin quitter la caisse. Mais Véronique aurait besoin de cours d'informatique pour créer ce site. Elle n'avait pas les moyens pour un professeur particulier et avec son planning, elle ne pouvait pas s'inscrire aux cours de la mairie.
Un soir, elle saisit Doudou avec tant d'énergie qu'il comprit que la maman de Lucas l'avait retrouvé. Elle vint le chercher le soir-même avec Lucas. Quand il cria son nom, Doudou se sentit fondre. Il lui avait manqué aussi. Lucas aussitôt se mit à le caresser pour se débarrasser des monstres et des sorcières.
Alexandra, la maman de Lucas ne savait pas comment remercier Véronique. Elle faillit lui dire qu'elle aurait pu tirer quarante euros du vélo mais au dernier moment se rappela son idée :
- J'aurais besoin qu'on m'apprenne à créer et à gérer un site web...
Cette demande convenait à Alexandra. Construire un site n'était pas compliqué mais tout dépendait des objectifs. Véronique hésita un instant : pouvait-elle dévoiler son projet à une inconnue qui portait des vêtements de marque ? Oui, car sous la richesse d'Alexandra, il y avait la même lassitude que sous sa galère.
Alors Véronique raconta : les échanges, le recyclage... Ce n'était pas une idée originale mais elle le ferait différemment, elle le ferait pour simplifier la vie des gens pas pour s'enrichir. Alexandra aussitôt imagina que le site existait. Elle pourrait échanger des cours de programmation contre du repassage et des cours d'informatique contre du baby-sitting. Elle aiderait, serait aidée et gagnerait du temps. Son soulagement confirma à Véronique qu'on avait besoin d'elle et de son site.
Doudou aussi était convaincu : Véronique était une magicienne qui n'avait pas besoin de lui pour changer les vies. Sur le site de Véronique, Kévin, le livreur, pourrait échanger des cours de français conte un pneu de vélo, du baby-sitting contre la lecture et la mise en page de son roman. Très vite tout fut décidé : la prochaine rencontre, les suivantes...
Véronique sortit alors la bicyclette du balcon. Alexandra attacha Lucas qui refusait de lâcher Doudou. Les deux femmes anticipèrent le drame : Doudou lâché dans un virage, écrasé par une roue puis une autre. Véronique confia à Lucas un secret : Doudou préférait voyager à l'avant dans le panier. Le petit garçon aussitôt tendit son ami pour qu'on le mît à l'abri. Alexandra remercia encore et posa une dernière question :
- Vous avez déjà pensé à un nom pour le site ?
- Prêtemoitabicyclette.com, répondit Véronique. On racontera l'histoire de notre rencontre pour expliquer ce nom. Et notre logo sera de couleur vert pomme comme Doudou !
« Ma couleur, mon histoire » pensa Doudou en s'installant dans le panier de la bicyclette. Finalement il était content d'avoir manqué la visite du zoo : Lucas lui avait dit qu'il n'avait pas eu le droit de caresser les animaux alors que lui avait pu caresser de nombreuses idées.