Première cigarette

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S'il y a une chose qui est sûre, c'est que je ne me serais jamais mis à fumer si ce briquet ne m'était pas tombé entre les mains.

Gamin, ça me fascinait de voir Papa le manipuler. Il l'ouvrait, le refermait, faisant naître la flamme avant de l'étouffer. Clac. Le son clair, net, d'un parfait emboîtement mécanique. L'évocation de ce que chaque chose devrait être. Parfaitement conçue, infailliblement fonctionnelle, inusable, au point que ça frôlait la magie. Souvent, Papa allumait une cigarette à la flamme légèrement bleutée, tremblante, mais pas toujours. Fumera ? Fumera pas. Parfois, la cigarette était à ses lèvres, mais il n'en approchait pas la flamme. Il fermait le briquet et rangeait sa cigarette. Clac. Façon de dire que rien ne l'obligeait. Son choix à lui seul. Papa fumait beaucoup. Fumer faisait partie des choses qui le définissaient. Dans ces moments, sûrement qu'il avait l'illusion d'avoir le contrôle.
J'ai toujours rêvé de tenir ce briquet dans ma main. J'imaginais son poids, la tiédeur du métal poli, la façon dont ses arrêtes douces marqueraient les chairs tendres de ma paume. Je voulais moi aussi faire naître le feu d'un simple mouvement de mon pouce. Mais Papa emportait son briquet partout avec lui. Toujours fourré dans une de ses poches. Quand il sortait, mais à la maison également. J'inventais des stratagèmes pour le lui subtiliser. Juste une minute, une seule. Mais je ne suis jamais parvenu à mes fins. Sûrement que si je le lui avais demandé, il me l'aurait prêté. Il m'aurait mis en garde sur le risque de jouer avec le feu et m'aurait appris à m'en servir. Tu vois, Alain, comme ça... Mais quel aurait été l'intérêt, alors ? C'était une expérience que je devais faire seul. Un truc initiatique, sans doute, même si à l'époque j'étais bien incapable d'en seulement formuler l'idée.

Arrivé à l'adolescence, presque tous mes copains se sont mis à fumer en même temps. Tous une clope coincée entre les lèvres, alors que moi je repoussais les cigarettes qu'on me proposait. Le monde était différent, alors. Tout le monde fumait, partout. Dans les cafés, les boums, et même la cour du lycée. Un truc d'appartenance, un passage, pas vraiment une transgression vu que le troupeau c'était les fumeurs. Mais pas moi. C'était ma singularité. Peut-être mon snobisme, devaient penser certains. Un peu moqueuse, une copine du moment m'a un jour demandé, en faisant tomber ses cendres sur ma poitrine nue, si j'avais peur que la première cigarette, ce soit celle du condamné. Je l'ai fait taire en aspirant la fumée à l'ourlet de ses lèvres. Ce que je ne confiais à personne, c'était que ma première cigarette, je m'étais juré de l'allumer avec le briquet de mon père. Clac ! Le son serait clair et les brins de tabacs grésilleraient quand la flamme légèrement bleutée les caresserait en tremblant. Pour la plupart, mes copains utilisaient des Bics en plastique. Je trouvais ça vulgaire. Comment pouvait-on prendre du plaisir avec une cigarette allumée avec un truc à deux balles fait par séries de milles sur des chaînes robotisées, dont le destin était de finir au fond d'une poubelle ? Mieux valait encore des allumettes. Magiques, elles aussi, mais pas ma magie à moi.

Toute sa vie, Papa a allumé ses cigarettes avec ce briquet, sans qu'une seule fois je n'aie eu la chance de le tenir dans ma main. Il avait quarante-huit ans quand il est mort. Deux fois l'âge que j'avais alors. Je n'ai pas pu m'empêcher d'y penser tandis que je le regardais, statue de cire grisâtre allongée dans une boîte en bois.
Maman avait fait un carton avec ce qu'elle ne voulait pas garder. C'est là que j'ai trouvé le briquet. Il était au milieu de clés orphelines, de vieux mouchoirs en tissus usés à la trame ou encore de journaux tachés par l'humidité. On pourrait dire que je l'ai trouvé par hasard, mais sérieusement, qui croirait à ce genre de hasard ? J'ai hésité quelques secondes, et je m'en suis saisi. Dans ma main, il était exactement comme je l'imaginais. Je l'ai ouvert, la flamme a surgi, puis je l'ai refermé et elle a été étouffée. J'ai recommencé. Clac. Tu vois, Alain, comme ça... Oui, sûrement qu'il aurait dit ça.
Maman m'a vu.
— Qu'est-ce que tu fais ? elle a presque crié.
— Je vais le garder, je lui ai répondu. Je crois bien que c'est le seul souvenir de lui que je veux vraiment garder.
Maman m'a dévisagé, incrédule.
— Tu es fou, elle m'a dit. C'est cette saleté qui l'a tué. J'aurais dû le lui arracher des mains il y a des années pour le jeter.
J'ai haussé les épaules. Elle avait sans doute raison.
— Je le prends quand même, j'ai dit, et elle a quitté la pièce.
Dans le carton j'ai aussi vu le paquet que Papa avait planqué dans les toilettes, sur la fin, alors j'en ai sorti une cigarette et je l'ai allumée avec son briquet.
C'était âcre. Ça ne me plaisait pas, mais j'ai continué à tirer sur la cigarette.
Tout en soufflant la fumée, j'ai à nouveau fait surgir la flamme. Clac. Je ne pouvais m'empêcher de la fixer. J'étais désormais son gardien. Ou peut-être son serviteur. Il m'appartenait de la maintenir en vie. J'ai tiré une nouvelle bouffée. À force de persévérance, j'allais finir par y prendre goût.
J'ai rangé le briquet dans ma poche et je suis sorti.
Je n'avais pas encore rencontré Léna, mais je me suis quand même demandé si dans vingt-quatre ans ma femme à son tour mettrait ce briquet dans le carton de ce qu'elle voudrait voir disparaître.

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