Pour un corps sain

Malgré sa silhouette athlétique, Marion n'avait jamais été très férue de sport. Pour être parfaitement honnête, les cours d'éducation physique et sportive pendant sa scolarité, les séances de gymnastique rythmique encouragées par sa mère ou les leçons de natation, de tennis et de ski prises pendant les vacances en famille, avaient toujours relevé d'une obligation pour ne pas dire d'un calvaire.
Elle semblait depuis sa plus tendre enfance davantage tentée par cultiver les choses de l'esprit et ne se préoccupait absolument pas de son corps et encore moins de la compétition sportive. Elle préférait de loin écouter des histoires, s'en inventer en dessinant, lire et écrire, dans le seul but de satisfaire sa curiosité et son imaginaire.
L'adolescence et son florilège de complexes en tous genres n'avaient fait qu'accentuer son manque d'inclination pour les tenues, les amitiés et les séances sportives.
A l'âge adulte, parmi ses critères de sélection amoureuse, elle rejeta systématiquement tout prétendant amateur de ballons qui l'obligerait, un jour ou l'autre, sans nul doute, à supporter les retransmissions télévisées d'insupportables matchs aux interminables prolongations.

Marion avait du coup succombé au charme casanier de Christian qui préférait largement son ordinateur à tout article qu'il eût pu se procurer dans une enseigne de sport.
Le couple et leurs enfants vivaient confortablement dans un douillet pavillon de banlieue parisienne situé en bord de Marne. Et même si ce cadre bucolique les avait incités à acquérir des vélos tout chemin pour partir en balade familiale le dimanche après-midi, ni Marion ni Christian ne se qualifiaient pour autant d'amateurs d'activité physique. Ils appréciaient beaucoup la nature qui les entourait, le grand air, les promenades avec leurs garçons, mais il ne leur était jamais venue l'idée qu'ils pratiquaient un quelconque exercice physique lors de ces moments de parfaite détente.
Peu avant la quarantaine, il leur avait cependant paru raisonnable de se remettre à une pratique sportive régulière, soucieux de conserver leur ligne et de bichonner par la même occasion leur cœur, leurs vaisseaux, leurs muscles et leurs articulations. Ils avaient imité leurs fils en reprenant des leçons hebdomadaires de tennis, gardant en tête qu'ils pourraient là encore partager de belles occasions de s'amuser en famille pendant les week-ends et les vacances.

Ainsi se résumait la vie sportive de Marion jusqu'à ce beau matin de février, alors même qu'elle s'apprêtait à partir aux sports d'hiver. Le ski étant véritablement le seul sport auquel elle s'adonnait avec un réel plaisir depuis qu'elle n'avait plus à subir les directives et les remarques d'un moniteur tantôt trop exigent, tantôt désabusé quant à sa mission éducative.

Ce fameux matin, elle patientait donc nerveusement dans la salle d'attente d'un cabinet médical. Pour évacuer l'appréhension de l'examen qui l'amenait à consulter, elle pensait aux paysages enneigés, au son ouaté de la neige qui crissent sous les skis, au discret tintinnabulement des remontées mécaniques, au froid revigorant, à la douce chaleur de sa confortable combinaison de ski, aux bonnes odeurs de spécialités fromagères et de goûters chocolatés qui réconfortent après l'effort, à l'ambiance chaleureuse de l'hôtel qui allait les accueillir 3 jours plus tard.

En y repensant des semaines, des mois et même quelques années après, c'est ce jour-là que tout bascula vraiment.
Lui aussi était assis dans la salle d'attente et semblait feuilleter une revue dont la couverture affichait une adepte du tir à l'arc, fière et bien déterminée à ficher sa flèche dans le mille.
Il portait un anorak par-dessus un polo marqué d'un crocodile, un pantalon de survêtement avec de célèbres rayures et des chaussures à virgules dont Marion n'aurait su dire si elles étaient plus adaptées à la pratique du tennis ou à celle de la course à pied.
Il n'était ni beau ni laid, ni vieux ni jeune. Il ne présentait aucun charme particulier mais il avait une indéniable assurance.
Il sourit à Marion qui se sentit bêtement gênée.

Lorsque Marion régla au secrétariat sa consultation, il n'y avait plus personne dans la salle d'attente. Elle se hâta de repartir chez elle, à la fois soulagée d'être débarrassée des examens médicaux et légèrement préoccupée par l'attente des résultats mais surtout pressée d'en finir avec ses valises.

Son médecin l'avait rappelée dès son retour de vacances. Il avait demandé à la recevoir le jour-même. Inquiète mais tout à fait consciente que les maladies frappent indifféremment n'importe qui, elle avait obtempéré à l'urgence de cette nouvelle consultation. Toutefois, elle reçut l'annonce de son diagnostic comme on retombe lourdement de tout son poids, dans un champ de poudreuse, en s'assommant au passage avec ses skis et ses bâtons, sans rien comprendre à ce qu'il arrive, après avoir été percuté et emporté dans les airs par un skieur présomptueux qui a perdu le contrôle de sa vitesse et la maîtrise de son corps.
En quittant le cabinet, totalement hagarde, elle l'aperçut dans la salle d'attente et le reconnut aussitôt. Vêtu de la même tenue de sport qu'à leur première rencontre, il était assis à la même place et parcourait distraitement la même revue.
Il la salua d'un signe de tête et la gratifia avec assurance d'un franc sourire comme s'ils étaient maintenant devenus des connaissances familières.

Moins d'un mois plus tard, Marion était désormais une femme d'âge moyen venue grossir les rangs des guerrières. Lors de la dernière journée de la femme, elle avait même été officiellement consacrée Amazone des temps modernes. Le protocole ne s'arrêtait pas là. Il lui faudrait ensuite, en échange du calice intraveineux de la guérison, accepter de renoncer pour un temps à sa forme olympique, à sa bonne mine, à ses cheveux, à ses cils et sourcils, et peut-être aussi à ses ongles. Pour finir en beauté, son premier marathon, elle recevrait les rayons bienveillants mais sans pitié de Madame Curie.

Par ailleurs, pour encore mieux guérir et éviter les risques de récidives, on lui prescrit également du repos mais surtout beaucoup d'activité physique.
Elle repensa à l'homme de la salle d'attente. Elle ne fut plus si certaine qu'il existât vraiment mais elle comprit tout ce qu'il signifiait.
Elle décida qu'elle l'appellerait Günther. Les dompteurs ne parlent-ils pas en allemand à leurs fauves ? Marion devait maîtriser le cancer sans parler le moindre mot d'origine germanique. Le sport lui permettrait certainement de le botter en touche, d'esquiver ses attaques, d'endurer ses coups et pourquoi pas de le plaquer au sol.

Et pour la première fois de sa vie, quelle que fut la météo ou le bilan de sa journée, seule ou entourée de sympathiques comparses souvent plus chevronnées, à l'intérieur mais de préférence en extérieur, elle se résolut à embrasser le vélo, la marche active, la gymnastique qui renforce et assouplit, le yoga et le tai chi qui libèrent la respiration et la spiritualité, et même la course à pied fractionnée qu'elle avait toujours détestée.
Pour la première fois, le sport occupait l'un des tout premiers plans de sa vie. Au point qu'au terme d'un premier round contre Günther, lorsqu'elle reprit son travail, avant même de planifier ses rendez-vous professionnels, elle biffa son agenda pour ne rater aucune séance de Pilates du lundi ni de renforcement musculaire du jeudi.
Elle ne pouvait plus faire l'impasse sur toute occasion de pratiquer une activité sportive qui l'aiderait à oxygéner la moindre de ces cellules, à renforcer son métabolisme défaillant, à rétablir la symétrie de son torse et à activer un bras qui s'était étrangement mis à gonfler. Et au-delà des bienfaits physiques que lui procurait tous ses efforts, elle ressentait un bien-être qui lui soulageait quelque chose qu'elle aurait bien qualifié d'âme.