Porteur sain

Toute histoire commence un jour, quelque part.
Quelque part c’est vague et puis ça demande de l’énergie pour un lecteur qui réclame ses images pour ne plus penser jusqu’à satiété.
Mais ce quelque part il me suffit et il me représente bien, parce qu’il est à la fois tout et à la fois rien.
Alors même s’il demande un peu de votre contribution, il nous permet de créer un premier lien entre vous et moi. Quelle que soit l’image que vous vous faites du lieu elle sera juste je peux vous faire confiance. Arrêtez vous, imaginez alors un peu toutes les images qui se croisent entre les lecteurs et la votre et la mienne. De un on est passé à deux, de deux on est passé à trois et c’est dans ce triangle que je place mon quelque part. Pourtant je le sais vous le connaissez , c’est le même quelque part que vous utilisez dans un moment d’égarement pour répondre à l’éternelle question « tu étais où ? » qui vous place dans l’embarras.

Moi je suis né là bas dans un hôpital public refait à neuf en périphérie mais cela n’a pas d’importance. L’importance, c’est ce que ma vie a perdu au moment où j’ai commencé à la consommer. Ma naissance c’est faite pendant un mois de Juillet. C’est aussi le mois d’un dictateur à vie adulé, assassiné par son fils qui avait soif de pouvoir et qui n’avait plus envie d’attendre. Ce détail de sa vie on me l’a souvent rappelé parce que mes parents ont eu la bonne idée de me donner son nom César. Je dis mes parents alors que je devrais dire ma mère. Je n’ai pas de père, il est parti. Et si je dois expliquer son départ c’est simplement parce que j’étais là. Pas moi personnellement bien sûr mais parce que le ventre de ma mère se tendait sévèrement et que son nombril commençait à ressortir. Un nombril qui ressort c’est effrayant quand on y pense, c’est la partie la plus fine de votre corps qui se tend vers l’extérieur et qui semble pouvoir rompre à tout moment... De toute manière on avait plus de place, l’uterus de ma mère commençait à devenir trop étroit pour moi... Le triangle a disparu, mon père est parti et moi je suis resté dans mon liquide amniotique dans l’espace qu’on m’avait réservé. Pas de frères ou de sœurs pour m’embêter et une mère et des tantes qui m’ont chéri comme la dernière des merveilles sur terre. On ne peut pas dire que j’ai eu le temps de penser à lui parce qu’on n’aurait pas eu la place pour trois dans le petit appartement de maman.

Je dormais avec elle et si une troisième personne s’aventurait dans notre binôme infernal je m’éclipsais quelques temps sous les jupes de mes tantes. Si j’ai remplacé mon père dans la vie de ma mère, il n’a jamais été question de remplacer ma mère 4 ans plus tôt quand le ciel l’a accueillie.
C’est certainement ce qui me conduit 4 ans plus tard à attendre seul dans cette salle en plein mois de novembre. Je porte une cravate pour donner une bonne impression mais je sais qu’au moment de partir je ne saurais plus comment la remettre donc je la tiendrais à la main.
Je suis seul dans la salle, mais c’est un choix, il n’était pas question d’aller dans un hôpital public. J’avais peur de ces salles détergentes où on fait semblant d’attendre d’aller mieux. Je ne voulais ni voir des parents aux yeux vides et cernés qui trainent leur progéniture hurlante dans le meilleur des cas, ni de voir des fous aux yeux roulant comme des billes avec un air de pythie d’Athènes au temple de Delphes. Je n’étais pas là pour qu’on me dise mon avenir.

La clinique était privée mais ce n’était pas un choix, simplement c’était par commodité.
Pour le dire autrement Martin m’avait dit qu’il était temps de prendre soin de moi, j’avais assez donné pour nous deux, ce sont ses mots même si je ne les saisi pas bien en mains je les garde en tête. Je devais penser à moi et prendre la meilleure des cliniques pour aller mieux et pouvoir revenir en meilleure forme et envisager de se revoir...
Peu importe le prix j’avais payé, je gagnais pas grand chose avec mon salaire de bureau mais mes économies servaient à ça et puis Martin me l’avait conseillée, c’était une des meilleures et ils sauraient m’aider.

« Vous êtes... Monsieur César ? » m’interrompt une petite brune cachée sous le poids de ses des lunettes en se tenant à son carnet et à son stylo. J‘opine de la tête même si ce n’est pas mon nom. ..
« -Oh... non c’est votre prénom...en effet... excusez moi... , elle se reprend avant de continuer rapidement, si vous voulez bien me suivre le docteur va vous examiner. »
Je la suis, je monte les étages, tout me paraît lugubre. Le bleu ciel des murs me semblent terne et effrité dans les coins, les marches trop hautes et austères, la lumière crue et blafarde, son parfum piquant et désagréable. Mais je la suis... je me dénude..., je me hisse sur la balance... je soulève mes bras... je me tourne... je me retourne... Il se penche me regarde sous toutes les coutures avant d’opiner à son tour. Ça y est il a terminé, je recouvre mes coutures abimées avec mes frusques difformes qui flottent autour de moi.
Je ne comprends même pas comment il peut toucher ce corps décharné en ressentant toujours cette passion. Il pourrait en avoir tellement d’autres. Je ne comprends pas comment il peut passer ces doigts sur ces côtes saillantes, glisser sur ses arcades intérieures jusqu’à la petite colline sec et tendue vers le haut. Comment il peut y approcher sa bouche, embrasser ma poitrine, et m’enlacer et me saisir dans un élan prêt à fusionner nos corps. Je ne dis pas que mon corps a toujours été ainsi mais tout de même Martin regarde ce que je suis devenu maintenant comment peux tu continuer comme si de rien n’était ?

Le docteur s’impatiente :
« -Monsieur ?! Combien sont apparues ?
-Je n’en ai aucune idée, je ne les compte pas.
-Vous vous sentez fatigué ?
-Non
-Lasse ?
-Toujours
-Sans appétit ?
-Je n’en ai jamais eu beaucoup
-Déprimé ?
-Pas plus que d’habitude.
-Vous... ?»

Je ne l’écoute plus je suis ailleurs, je pense à lui, je ne peux plus dormir, je pense à Maman, je ne peux plus rêver...
Le médecin est insistant, il commence à chercher qui je fréquente. Martin m’avait prévenu, je ne dois pas dire son nom, je ne dois évoquer personne sinon on aurait des ennuis. Quelle importance au fond avec qui je partage mon lit... Je suis mal à l’aise. Je reste muet, j’ai arrêté de répondre. Il a l’air de comprendre mais son visage est fermé. La sentence tombe.

«...je ne peux pas vous laisser rentrer chez vous »

Le bruit de mes clés fait tinter la porcelaine du cendrier. Je suis rentré. Mais personnes n’est là pour m’accueillir. Martin est parti, ses affaires ne sont plus là. Je l’appelle une nouvelle fois. Ça je le savais, j’ai toujours été faible, j’ai toujours été celui qui été attrapé le premier parce qu’il avouait avoir fait le coup et qui payait pour l’exemple.

Là ça a l’air plus sérieux.

D’autres analyses ont été demandées, je suis resté muet, j’ai rappelé Martin et il n’est pas revenu.

« C’est lui. Il le savait. C’est lui qui t’a envoyé dans cette clinique spécialisée. Il le savait. Il le savait. »
Non c’est impossible, il ne savait rien. Il a toujours été en pleine forme, il n’a rien, il n’a vu personne d’autre, il est sain.

Toi tu n’étais pas là donc tu ne pouvais pas savoir, tu m’as abandonné...

Mais c’est lui qui me préparait à diner, c’est lui qui m’embrassait langoureusement dans nos draps, c’est lui qui me réveillait le matin, c’est lui qui m’enlaçait dans mon sommeil, c’est lui qui me faisait fantasmer, c’est lui qui me déclenchait ces papillons dans le ventre, c’est lui qui me faisait faire ces crises de jalousie et ces scènes, mais c’est lui qui...

« Oui, c’est lui qui t’as fait me rejoindre, c’est lui qui ne te rappela jamais plu »