Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Visualisez l'expérience la plus pénible que vous ayez jamais vécue. J'imagine que la plupart d'entre vous ont pensé à un événement mémorable de leur vie (la perte d'un proche, une souffrance physique insupportable...). Quelle serait votre réaction si je vous disais que la sienne n'a duré que soixante secondes, mais qu'elle pourrait battre la vôtre à plate couture ?
Martin a douze ans. Les adultes disent qu'il est sage. Il ne fait pas beaucoup de bêtises. Il travaille bien à l'école, obéit toujours à ses parents et essaie toujours d'être gentil avec ses amis. Il n'était pas très bavard, mais il était plein de vie. Oui... Martin n'était pas un petit garçon parfait, mais il faisait de son mieux. En sortant de l'école un jour, Martin voit sa mère qui a l'air un peu triste. Martin court vers elle dans l'espoir d'illuminer son visage. Il arrête de manger, de sourire, de sortir... Son petit cœur ne sait pas comment tout gérer. Et on ne peut pas le blâmer parce qu'au final, personne ne sait.
Un mois plus tard, Martin doit revenir à la réalité. Il doit retrouver ses amis, son casier et son banc. Il n'est plus lui-même. Il est moins triste ou peut-être encore plus. Ce qui est sûr, c'est qu'il veut le cacher.
Son premier jour d'école était assez réussi. Il n'avait pas attiré d'ennui. Au contraire, tout le monde était gentil avec lui. Durant la récréation, Martin s'était assis sur son banc. Un coin tranquille pour se reposer et s'éloigner du vacarme des autres élèves pendant un moment. Cette fois-ci, un jeune garçon vient le voir. Il s'assied à côté de lui, se penche et refait son lacet. Il se tourne vers Martin et le regarde de haut en bas. Avant de partir, il lui adresse le plus naturellement possible les paroles suivantes :
- "Il faudrait que tu manges. Tu es vraiment trop maigre."
Depuis, ces mots ont hanté ses pensées. Sur son lit, sous la douche, à table, en plein cours,... Martin ne pouvait pas arrêter d'y penser. Trois jours sont passés, mais il n'a pas oublié. Il a arrêté de s'asseoir sur son banc. Quelques jours plus tard, les remarques ont recommencé. Et comme toujours, il les a ignorées. Petit à petit, certains ont commencé à se moquer de lui, à faire des blagues sur son dos,...
Rassemblant son courage à deux mains, Martin s'est adressé au concierge de l'école. Il s'appelait Eddy. Martin l'aimait bien parce qu'il était toujours là. Quoiqu'il se passe à l'école, dans la ville ou dans le pays,... Qu'il pleuve, neige, vente,... Eddy était toujours assis sur une chaise dans la cour arrière. Martin aime la constance. Il aime ce qui ne change pas. Et c'est bien normal, car la constance est rassurante. Quoique très timide, à cet instant, il avait besoin de réconfort.
- "Excusez-moi Monsieur Eddy !"
- "Qu'est-ce que je peux faire pour toi, petit ?"
- "Est-ce que je peux vous parler de quelque chose ?" Sans attendre de réponse, il poursuivit et lui raconta tous ses maux. Il se surprit lui-même quand il réalisa qu'il avait tout déballé. Même si le sérieux et la façon de parler du garçon avaient ému le concierge, il ne put s'empêcher de laisser échapper un léger rictus de sa bouche.
- "Écoute petit, je ne crois pas être la personne idéale pour parler de ça. Mais si tu veux vraiment mes conseils, voici ce que je peux te dire. Crois-moi, tes camarades veulent juste s'amuser. Ce sont des choses qui arrivent. Tu vivras pire au lycée. Dis-toi toujours qu'il y a pire dans la vie. À ton âge, je me faisais frapper par mes parents quand j'avais de mauvaises notes à l'école, on devait travailler dix fois plus parce qu'on n'avait pas internet..."
Eddy se lança alors dans un épilogue sur la chance qu'avait la génération actuelle. Quand il remarqua l'air perdu du jeune garçon, il lui ébouriffa les cheveux pour lui indiquer qu'il pouvait partir. Quand Martin fut parti à quelques mètres, il entendit son interlocuteur ajouter : "Ah les jeunes d'aujourd'hui, de sales veinards."
Martin décida alors de suivre les conseils de cet homme. À chaque insulte ou moquerie, il ferma les yeux et pensa très fort : "Ce n'est pas grave... Cela pourrait être pire..." Malheureusement, ses camarades continuaient. Ils ont commencé à le pincer, le taper dans le dos, les doigts,... Jusqu'à ce qu'ils le poussent d'un escalier. Blessé et humilié, Martin se tourna vers Internet. Pensant que là-bas, il y avait plus de personnes... Plus de personnes qui pourraient le conseiller, l'épauler et l'aider. Parce que même s'il aimait sa mère, ses amis et ses proches... il ne voulait pas les inquiéter.
S'il y avait eu deux ou trois conseils bienveillants, ils furent certainement étouffés sous la tonne de messages négatifs. Selon eux, l'enfant était probablement fautif. Comment pouvait-on se laisser maltraiter sans réagir ? Peut-être qu'il aimait cela... Peut-être qu'il avait commencé... D'autres rejetèrent la faute sur les parents. Des gens incapables d'apprendre à leur enfant à se défendre ou à encaisser. Perdu, Martin décida d'encaisser.
Les mains posées sur les rampes en métal du pont, Martin avait oublié toutes les souffrances qu'il avait vécues. Il avait oublié son père, sa mère, les insultes, les coups,... Il était en paix avec chacune d'elles. Sauf une.
Cette souffrance était si intense qu'il lui était impossible de la décrire avec des mots... si intense qu'il se rappelait exactement de la sensation, du poing qu'il semblait recevoir dans le ventre... de la faible brise semblable à une claque sur la joue... des brûlures intenses semblables à des marques de fer brûlé sur l'estomac. Cette scène était si profondément ancrée dans son esprit qu'il aurait été capable d'en faire une pièce et d'en jouer tous les personnages. Pourtant, cette remarque sur ce banc n'avait rien d'extraordinaire... Elle n'était pas plus grave que le décès de son père, les coups reçus,... Elle était encore moins grave que ce que vivaient les enfants battus, affamés,... Cette scène n'a duré qu'une minute.
Vous l'aurez compris, cette minute n'est qu'un prétexte. Personne ne peut et ne devrait prétendre avoir vécu pire que quelqu'un. Non pas parce que c'est vrai ou faux, mais parce qu'il y aura toujours pire. Cet argument ne doit pas être utilisé pour minimiser la souffrance des autres. Encore moins pour les culpabiliser parce qu'ils se sentent mal. Martin a le droit de souffrir et de se plaindre. Martin n'a pas à porter le poids du monde sur ses épaules.