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Chaque jour ouvré il est là, de l'autre côté des voies. Malgré l'heure de pointe, Eva ne voit que lui. Même place, facile à cibler. Son costume gris élégant se détache des usagers de banlieue, en exergue sur une photo floutée. Son train de 7h29 arrive. L'observatrice connaît le siège où il s'assoit. Jusqu'au bout, profiter de son profil à travers la vitre. Allez tourne la tête, regarde dehors, regarde-moi debout sur le quai opposé. Mais rien, et le direct part vers Paris croisant l'omnibus d'Eva. 7h31. « Encore un matin, un matin pour rien ».
Toute la journée elle pensera à cet inconnu, s'imaginera sa vie, scénarisera leur premier rendez-vous, tentera de se concentrer sur son boulot de caissière... jusqu'au soir enfin sur le parking à ciel ouvert de sa gare. Elle feuillette Gala, met Nostalgie et guette le retour du direct de Paris dans son Austin vert pomme Popy, aux phares ornés de cils. Il rentre plus tard qu'elle mais pas grave, elle n'est pas pressée, sa vie est vide. Etait vide, car elle a maintenant quelqu'un qui rythme son temps, occupe son esprit. Le voilà ! Eva glisse dans le siège, ne laissant dépasser que sa frangette au carreau. PDG ou ambassadeur, enfin un homme important. Trop classe. L'Austin se tient loin du crossover blanc afin de ne pas se faire griller. Les voyageurs éparpillés dans les voitures, la file se forme à la sortie. Une grosse auto blanche démarre, suivie à distance d'une Mini verte.
Rituel du soir, la jeune caissière joue la détective. Elle voudrait tout savoir de lui, où il habite, son nom, ses passions, ce qu'il aime manger, ce qu'il fait sans elle. Sans jamais trouver son attitude intrusive. Sans jamais douter qu'ils vivront un conte de fée. Sans jamais s'être demandé s'il était libre. De filature en filature, elle va de plus en plus loin sur le trajet. La première fois, elle avait rebroussé chemin au feu rouge. Peu à peu le pâté de maisons, le pont, l'église, la montée. Ce soir elle ira au bout, même si son domicile se situe à des kilomètres. Elle prend soin de laisser des véhicules entre eux s'il regarde dans le rétroviseur, Popy ne passant pas inaperçu. La grille d'une résidence chic s'ouvre, il disparaiît dans les arbres. Combien de bâtiments là-dedans ? Une maison, elle aurait pu lire sur la boîte aux lettres. Mais là, ça peut être n'importe quel habitant à cette adresse. Demi-tour, en larmes, mais pas battue.
Une idée durant la nuit. Son voisin policier identifiera l'immatriculation qu'elle connaît par cœur. Premier réflexe du matin sur le parking, chercher ce cher numéro indiquant que l'élu de son cœur l'a précédée. Il sera sur le quai. Hélas le voisin ne peut divulguer l'information. Il pleut, Eva respire mal derrière sa caisse. Elle ne peut plus se contenter de contempler cette silhouette. Elle doit lui écrire. La nuit suivante, sa main tremblante rédige une lettre. Ni trop pour ne pas l'effrayer ; ni pas assez pour qu'il comprenne la sincérité de son amour révélé. Au matin, Popy bat des cils quand se gare le crossover. Son conducteur emporté par le 7h29, Eva dépose en un éclair une enveloppe sur le pare-brise. Première fois qu'elle frôle la carrosserie blanche, sa complice. Prétextant un rendez-vous médical, elle a prévenu son patron du retard. C'est donc dans le 8h01 qu'elle somnole heureuse. Ce soir elle rentrera après lui, lui laissant ainsi la surprise de découvrir la lettre signée « Eva », suivi de son portable. Il ne pourra qu'être conquis par l'audace de cette admiratrice.
Parking quasi-désert, jonché de branches cassées et de feuilles mouillées. Eva se tétanise, apercevant la voiture blanche. Pas encore rentré ? En déplacement ? Et la lettre ? Oubliant les caméras de sécurité, elle court vers le pare-brise. Vide ? Non pas tout à fait, un lambeau de papier humide reste coincé sous un balai. La tempête a eu raison de son geste idiot. Signe du ciel contre cet amour maudit. Collée au capot, elle fait le tour du véhicule sans lever la main, les yeux clos, comme pour sentir le cœur de son inconnu à travers le moteur froid. Sur l'aile, elle ouvre un œil et étouffe un cri : un siège d'enfant ! Alors sa love story s'effondre, mari et père, il ne sera jamais à elle, comment a-t-elle pu être aussi sotte de croire en ce rêve fou. Il devait lui donner rendez-vous en bord de Seine pour un dîner aux chandelles sur une péniche, ils devaient boire du champagne les yeux dans les yeux en croisant leurs flûtes, un violon aurait joué toute la nuit et il l'aurait embrassée au clair de lune.
Eva ne tenta plus rien, essaya d'oublier, se concentrant sur sa caisse, décala ses horaires pour changer de train et éviter le costume gris. Popy stationnait désormais dans un coin du parking afin de cacher la honte et le chagrin de sa propriétaire fleur bleue. Celle-ci d'ailleurs regardait parterre jusqu'à son 8h01.
Pourtant un soir, elle trouva un mot sous l'essuie-glace de l'Austin : « Mais où êtes-vous passée ? Je ne vous vois plus le matin, vous me manquez ». C'était signé « Henri ». Pas de portable mais l'invitation épistolaire par pare-brise interposé. Pour commencer...
Henri avait repéré depuis longtemps cette frêle jeune femme à la frangette brune, en attendant son train le matin. Elle égayait ainsi sans le savoir sa journée. Elle semblait si différente de son ex-femme trop bourgeoise, à l'image de sa vie. Désormais divorcé et libre, il voulait enfin respirer, démarrer une nouvelle vie, pourquoi pas élever des prés-salés au Mont-Saint-Michel, et surtout vibrer d'amour pour son héroïne de roman. Il ne connaissait pas encore son prénom, l'imaginait, imaginait ses goûts, tout en ignorant qu'elle aussi lui avait écrit, un jour de pluie et de vent.
Baie du Mont-Saint-Michel deux ans plus tard, Eva et Henri contemplent leur fille au milieu des moutons. Le fruit d'un amour revenu de si loin, qui avait défié la météo, les trains et le sort. Ainsi deux côtés d'une même voie s'étaient-ils rapprochés pour un grand bonheur.
— Henri, j'ai un rêve... Dîner aux chandelles sur une péniche.
Son époux lui tend, amusé, un coffret pour un week-end romantique à Paris.
Toute la journée elle pensera à cet inconnu, s'imaginera sa vie, scénarisera leur premier rendez-vous, tentera de se concentrer sur son boulot de caissière... jusqu'au soir enfin sur le parking à ciel ouvert de sa gare. Elle feuillette Gala, met Nostalgie et guette le retour du direct de Paris dans son Austin vert pomme Popy, aux phares ornés de cils. Il rentre plus tard qu'elle mais pas grave, elle n'est pas pressée, sa vie est vide. Etait vide, car elle a maintenant quelqu'un qui rythme son temps, occupe son esprit. Le voilà ! Eva glisse dans le siège, ne laissant dépasser que sa frangette au carreau. PDG ou ambassadeur, enfin un homme important. Trop classe. L'Austin se tient loin du crossover blanc afin de ne pas se faire griller. Les voyageurs éparpillés dans les voitures, la file se forme à la sortie. Une grosse auto blanche démarre, suivie à distance d'une Mini verte.
Rituel du soir, la jeune caissière joue la détective. Elle voudrait tout savoir de lui, où il habite, son nom, ses passions, ce qu'il aime manger, ce qu'il fait sans elle. Sans jamais trouver son attitude intrusive. Sans jamais douter qu'ils vivront un conte de fée. Sans jamais s'être demandé s'il était libre. De filature en filature, elle va de plus en plus loin sur le trajet. La première fois, elle avait rebroussé chemin au feu rouge. Peu à peu le pâté de maisons, le pont, l'église, la montée. Ce soir elle ira au bout, même si son domicile se situe à des kilomètres. Elle prend soin de laisser des véhicules entre eux s'il regarde dans le rétroviseur, Popy ne passant pas inaperçu. La grille d'une résidence chic s'ouvre, il disparaiît dans les arbres. Combien de bâtiments là-dedans ? Une maison, elle aurait pu lire sur la boîte aux lettres. Mais là, ça peut être n'importe quel habitant à cette adresse. Demi-tour, en larmes, mais pas battue.
Une idée durant la nuit. Son voisin policier identifiera l'immatriculation qu'elle connaît par cœur. Premier réflexe du matin sur le parking, chercher ce cher numéro indiquant que l'élu de son cœur l'a précédée. Il sera sur le quai. Hélas le voisin ne peut divulguer l'information. Il pleut, Eva respire mal derrière sa caisse. Elle ne peut plus se contenter de contempler cette silhouette. Elle doit lui écrire. La nuit suivante, sa main tremblante rédige une lettre. Ni trop pour ne pas l'effrayer ; ni pas assez pour qu'il comprenne la sincérité de son amour révélé. Au matin, Popy bat des cils quand se gare le crossover. Son conducteur emporté par le 7h29, Eva dépose en un éclair une enveloppe sur le pare-brise. Première fois qu'elle frôle la carrosserie blanche, sa complice. Prétextant un rendez-vous médical, elle a prévenu son patron du retard. C'est donc dans le 8h01 qu'elle somnole heureuse. Ce soir elle rentrera après lui, lui laissant ainsi la surprise de découvrir la lettre signée « Eva », suivi de son portable. Il ne pourra qu'être conquis par l'audace de cette admiratrice.
Parking quasi-désert, jonché de branches cassées et de feuilles mouillées. Eva se tétanise, apercevant la voiture blanche. Pas encore rentré ? En déplacement ? Et la lettre ? Oubliant les caméras de sécurité, elle court vers le pare-brise. Vide ? Non pas tout à fait, un lambeau de papier humide reste coincé sous un balai. La tempête a eu raison de son geste idiot. Signe du ciel contre cet amour maudit. Collée au capot, elle fait le tour du véhicule sans lever la main, les yeux clos, comme pour sentir le cœur de son inconnu à travers le moteur froid. Sur l'aile, elle ouvre un œil et étouffe un cri : un siège d'enfant ! Alors sa love story s'effondre, mari et père, il ne sera jamais à elle, comment a-t-elle pu être aussi sotte de croire en ce rêve fou. Il devait lui donner rendez-vous en bord de Seine pour un dîner aux chandelles sur une péniche, ils devaient boire du champagne les yeux dans les yeux en croisant leurs flûtes, un violon aurait joué toute la nuit et il l'aurait embrassée au clair de lune.
Eva ne tenta plus rien, essaya d'oublier, se concentrant sur sa caisse, décala ses horaires pour changer de train et éviter le costume gris. Popy stationnait désormais dans un coin du parking afin de cacher la honte et le chagrin de sa propriétaire fleur bleue. Celle-ci d'ailleurs regardait parterre jusqu'à son 8h01.
Pourtant un soir, elle trouva un mot sous l'essuie-glace de l'Austin : « Mais où êtes-vous passée ? Je ne vous vois plus le matin, vous me manquez ». C'était signé « Henri ». Pas de portable mais l'invitation épistolaire par pare-brise interposé. Pour commencer...
Henri avait repéré depuis longtemps cette frêle jeune femme à la frangette brune, en attendant son train le matin. Elle égayait ainsi sans le savoir sa journée. Elle semblait si différente de son ex-femme trop bourgeoise, à l'image de sa vie. Désormais divorcé et libre, il voulait enfin respirer, démarrer une nouvelle vie, pourquoi pas élever des prés-salés au Mont-Saint-Michel, et surtout vibrer d'amour pour son héroïne de roman. Il ne connaissait pas encore son prénom, l'imaginait, imaginait ses goûts, tout en ignorant qu'elle aussi lui avait écrit, un jour de pluie et de vent.
Baie du Mont-Saint-Michel deux ans plus tard, Eva et Henri contemplent leur fille au milieu des moutons. Le fruit d'un amour revenu de si loin, qui avait défié la météo, les trains et le sort. Ainsi deux côtés d'une même voie s'étaient-ils rapprochés pour un grand bonheur.
— Henri, j'ai un rêve... Dîner aux chandelles sur une péniche.
Son époux lui tend, amusé, un coffret pour un week-end romantique à Paris.
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