Poisson d'Avril

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux ! », tâcha d’ironiser James en s’immergeant dans les flots en furie d’un soliloque débridé. Ce jeune-homme du vieux continent du Gondwana, en provenance d’Hexagone, n’avait pas encore extériorisé ses langueurs quand son cerveau fourmillait de questions – rhétoriques fussent-elles – à la vue de ce qu’il observait depuis le hublot ovale auquel il avait préalablement pris soin de s’accouder. Quand il lui arriva d’entrevoir la possibilité de tendre habilement le microphone aux différentes interrogations qui l’habitaient et le tortillaient dans les dix dernières minutes précédant l’atterrissage sur le tarmac de l’Aéroport International de Nkoyitown, la capitale, il s’aperçut du faisceau d’interprétations et de mésinterprétations qu’une telle besogne aurait pu générer. Il résolut donc de laisser affluer, en sourdine, les différentes questions qui ne cessaient de défiler dans ses méninges.
Après dix ans d’absence, James s’apprêtait déjà à rédiger le journal intime de son retour au pays natal. Il caressait témérairement le fol espoir de revoir les siens. Loin de la chaleur familiale au gré des crudités hivernales, des canicules estivales, des suavités printanières, le trentagénaire entendait gronder la voix rauque de son père déjà admis à la retraite. Sa mémoire était encore assez fraîche pour fredonner à pleine voix les cantiques qu’aimait exécuter sa mère chaque soir, au coucher du soleil. En effet, il avait pris soin de consigner par écrits, bien avant ses pérégrinations vers une terre étrangère, quelques-unes des mélodies qu’avait l’habitude de chantonner, avec maestria, sa mère, à l’occasion des festivités familiales. Il s’agissait précisément des solfèges qui charriaient des années-lumière de poésie. De la poésie au propre, tout comme au figuré. Des arpèges assortis d’a cappella pour défier l’éloquence des nuits obscures couvertes de suie et agrémentées de coupures intempestives d’électricité.
Au cours de la décennie vécue à mille lieues des galanteries maternelles, son carnet aux feuilles jaunies par l’usure lente et par la corrosion progressive d’un temps fugace, n’avait cessé de lui tenir compagnie. Il ne le laissait aucunement d’une semelle. Sur la première page de couverture, bien qu’en lambeaux, il reconnaissait la candeur de sa jouvence en quête de sens à travers des gribouillis rivalisant d’esthétique aux sillons tracés par un coq en train de picorer sur le fumier de contingences historiques et existentielles, dans l’espoir de dégoter un grain de maïs à s’ingurgiter dans l’œsophage.
Au travers du titre « Rhythms and melodies » difficilement lisible sur la première page de couverture, il s’immisçait davantage dans les abysses de ses puérilités légendaires qui, autrefois, n’échappaient guère à la vigilance maternelle. Sa mère était plus qu’une poétesse de métier. Elle exerçait ce noble sacerdoce au gré des vagues. Contre vents et marées. Même dans des circonstances les plus malencontreuses et calamiteuses embrassées à bras-le-corps sous les tropiques, sa volubilité langagière et sa pertinence discursive furent tellement alléchantes qu’elle suspendait à ses lèvres même des tempêtes ébaubies au goût âcre d’une survie menée au taux du jour. Ses charmes, mêlés aux larmes qui dégoulinaient parfois sur ses joues suite aux fredaines dont Monsieur son époux faisait montre, embaumaient tellement son giron qu’il exhalait la douce fragrance d’une rose se déployant aux fraîcheurs matinales.
À bord de l’avion, James se résolut à ouvrir le sac gris cendré qu’il tenait jalousement entre ses deux mains calleuses depuis le décollage. La tirette défaite, il y plongea sa main droite, la tâta à trois reprises avant de sortir le bloc-notes de sa tendre jouvence. À l’instant même, il sentit son cœur se briser, se pincer, se disloquer, se fragmenter et s’émietter. Comme il ne pouvait plus se retenir, il s’ensuivit un torrent de larmes ruisselant au fil des pages qu’il passait en revue. Il était enclin à ressentir les mêmes vibrations que celles autrefois logées dans le giron maternel. À coup de sanglots, il essuya machinalement les secrétions lacrymales qui perlaient de ses yeux pers à son menton en galoche, à l’aide du dernier kleenex qui restait dans la poche de sa chemise bleu ciel, manches longues retroussées. Il entendait encore gronder la voix de son cousin germain qui habitait, lui aussi, la Ville-Lumière, lui annonçant la triste nouvelle au bout du fil : « Ta mère – qui est aussi ma tante paternelle – a rendu l’âme ».
Le coup de fil qu’il reçut vers 2h00 du matin l’avait traumatisé en un laps de temps. Il ne pouvait plus s’abandonner entre les bras de Morphée, car atroce s’avérait la douleur. Il était incapable de se plier, cette fois-là, aux caprices de sa femme, qu’il rencontra pendant ses longues études de Paléographie dans l’une des prestigieuses Universités de la Ville-Lumière. En effet, Judith avait contraint son amant à couper le cordon ombilical qui le liait à ses parents, frères et sœurs, cousins et cousines restés sous les tropiques du Nkoyiland. Elle craignait que toutes les économies qu’ils thésaurisaient tous deux pussent servir à nantir sa belle-famille qui, selon elle, croupissait sur la crasse d’une misère indicible. Aveuglé par l’amour, James ne savait plus à quand remontait la dernière communication avec un des siens. Toutes les nouvelles de sa famille lui parvenaient par l’entremise de Ken, qui, comme lui, résidait en Hexagone depuis une décennie.
Cette fois-là, il ne pouvait plus courber l’échine à son acariâtre de dulcinée, native d’Hexagone et mère de ses deux garçonnets. En ligne, il fit une réservation pour un vol prévu dans les trois prochaines heures. À sa femme qui menaçait de lui tenir compagnie jusqu’au Gondwana, il opposa un refus catégorique et un mutisme de carpe. Judith alerta la gendarmerie urbaine et la mairie, croyant que son mari avait inventé cette fable de manière à l’abandonner avec la charge de deux enfants. Mais James réussit à s’éclipser avant l’arrivée des hommes en uniforme.
Comme tout sujet qui débarque sur sa terre natale, il était écartelé par deux sentiments. Il s’agissait, d’une part, de la joie de fouler encore la terre de ses ancêtres : contrée qui l’a vu naître, grandir et se déployer à tous égards. D’autre part, il fallait fournir quelques efforts afin de renouer avec les modes de vie, la culture, les us et coutumes, la gastronomie, les coupures intempestives de son Nkoyiland natal.
19h45’. « L’atterrissage intervient dans les dix minutes qui suivent : serrez-vos ceintures ! », avertit une voix relayée par les haut-parleurs de l’avion. En jetant une fois de plus des œillades au fameux hublot, James se rendit à l’évidence que d’épaisses ténèbres, suspendues entre ciel et terre, lui réservaient bon accueil sur la terre sienne. Lui qui menaçait désormais d’ignorer ce à quoi ressemblerait une coupure, à défaut d’un délestage électrique, le voilà qui redécouvre qu’il a laissé sa jeune épouse à plus de huit heures de vol d’oiseau. « Et si j’avais accordé avec promptitude le feu vert à Judith, elle qui s’acharnait à me tenir compagnie jusqu’ au Nkoyiland, mon pays ? »
L’avion atterri, James foula la terre natale et se présenta devant le service d’immigration.
- Monsieur, que venez-vous chercher ici, en ce temps où le pays ferme déjà ses frontières afin d’éviter la propagation de la Covid-19 ?
- Je suis Nkoyilandais de souche. Je débarque d’Hexagone pour enterrer ma mère décédée aujourd’hui, le 1er avril 2020 à 2h00’. Date qui correspond à son soixantième anniversaire de naissance. Comprenez ma douleur, Madame !

De loin, une voix fine s’éleva et cria : « James, mon fils ! ». En jetant les yeux vers la salle d’attente où grouillait un monde fou, James aperçut sa mère, ses quatre frères et ses trois sœurs qui l’attendaient dans le hall. Il comprit que la nouvelle du décès de sa mère ne fût qu’un Poisson d’Avril de mauvais goût !