Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Pourtant, je sens mon corps bouger, mes membres tressaillir, mes jambes flageolées. Mon palais, trop desséché par la soif me brûle, me donnant la sensation d’un feu embrasé. Je dois bouger, mes jambes me font atrocement mal mais je ne vois rien. Suis-je dans le noir ?-Rukundo, Rukundo ?Je tourne la tête, interpellé par cette voix soudaine venue du néant. Je m’arrête , pour saisir la portée de ce bruit. Cette fois, mon cœur bat à la chamade. Je m’agrippe à un arbre pour retrouver mon souffle. Mes jambes, mes jambes me font atrocement mal.-Rukundo, où est- tu ? La voix est reconnaissable entre mille ; cette voix flutée, presque nasillarde, trop contenu ; c’est mon frère. -Miburo, tu m’entends ? Je suis ici Tu m’entends ?La voix continue de m’interpeller, mais se fait de plus en plus lointaine.-Rukundo, tu m’entends ?Comme ravivé par un espoir fou, je retourne la tête frénétiquement, regarde de gauche à droite, à la recherche d’un corps, d’une forme compacte...... Mais rien ne s’y fait -R...undo....La voix se fait de plus en plus lointaine. J’essaie d’appeler, je cris de toute mes forces mais rien n’y fait. Désespérée, confuse, je continue malgré moi d’appeler dans le noir un nom que je sais trop longtemps oublié. Ma tête tourne et cette fois-ci, je sombre dans une litanie douce-amère, la voix de mon frère m’appelant, encore et encore. Je revois son visage potelé et le noir m’enveloppe. Je me réveille le lendemain. Les yeux endoloris, ayant dormi par terre, mes membres me font souffrir. J’essaie de me relever mais je tombe, trop fatiguée pour faire un seul mouvement. Comme si mon corps était devenu une masse compacte, lourde, inerte. Il fait sombre, le chant des oiseaux se marient harmonieusement avec le grésillement des branches et le bruit de la forêt . Les lueurs du soleil, phare de la Terre ne tarderont pas à transpercer les grosses feuilles vertes, signe d’une nouvelle journée. Assise sur une touffe de feuille moite, j’observe cette immensité boiseuse, comme perdue dans le temps. Mais qu’on est loin ! Qu’on est loin de cette quiétude, de cette insouciance de la vie, laquelle nous invitait, jeune et insouciant, à la danse de la vie ? Mon cœur me ramène vers le village, mon village bien aimé. Nous jouions, gambadions, vêtements élimés mais sourires arborant, nous nous enlacions dans la joie, allions nager dans la rivière, nous amusant à jetter des pierres dans la rivière et enfin rentrions, pauvres bougres mais le cœur allègre. -Où était tu passée, Rukundo ?Le visage furieux de ma mère, resurgissait dans mon subconscient...Mère... De ses mains calleuses me frottait le dos, de son sourire empruntée me berçait, de son souffle mon cœur n’avait de crainte. Mon cœur fit un bon dans ma poitrine, tellement son ton avait changé. Je me souviens de ce jour-là, mon insouciance de petite fille m’avait fait oublier l’heure de la rentrée. -Ou était tu passé tous ce temps ? répéta mère.Douce et allègre, longue, ma mère était, de loin, la femme la plus compréhensible que je connaisse. Produit de la croisée de deux ethnies, hutu et Tutsi, elle était de ses femmes maigres mais au grand cœur. Et ce jour-là, elle avait apparemment troquée sa gentillesse contre un peu de fermeté, ce qui la rendait imprévisible.-J’étais à la rivière avec Miburo-Tu ne pouvais pas rentrer plus tôt, sale fainéante ? Regarde comment tes sœurs s’attèlent au travail. Et toi tu joues comme si de rien n’était ? Va couper le bois.Soulagée, je descendis un peu plus bas dans la petite prairie. Notre maison, petite habitation de terre cuite, se trouvait juste en bas de larges montagnes surplombant toute la vallée.Elle était située dans le village de Gasanda. De part son isolement, l’école primaire, que je fréquentais avec mes deux autres sœurs, se trouvait à presque 10km de notre domicile. Tout autour de notre maison, se trouvait un champ de manioc, de haricots. Se trouvait aussi, en bas de notre champ, un petit ruisseau d’eau pure, traversant l’usine à café de notre village. Hache à la main, je pris alors le chemin le plus court jusqu’au ruisseau, le traversa, et arriva enfin jusqu’à la petite prairie. Je pris un arbre, le plus robuste de tous et entrepris de couper ces branches. Le soleil, plus qu’un souvenir s’était déjà couché, les oiseaux, ma seule compagnie dans cette tâche ardue qu’était la mienne, chantait dans le lourd silence. Ma tâche finie, j’entrepris de rassembler les branches que j’avais coupée, les lia par une corde très fine et pris lentement le chemin de la maison......-Aies !!Je sentis mes membres craquer sous mon poids et mes jambes me lâchèrent pour une énième fois. Assise face à l’impuissance de mon corps, je me mis soudainement à pleurer, esclave de mon impuissance, esclave de mon destin. J'allais mourir ici, il n’y avait aucun doute. Peut-être même qu’on allait me trouver. Oui. Des soldats allaient me trouver ici, gisant là, impuissante. Mon esprit erra comme perdu dans une quatrième dimension, une entité méconnue de l’espèce humaine. Je restais là, assise, la tête relevé, le regard vide......Je marchais depuis trois jours, peut-être même quatre, sans savoir où j’allais. Vers le Sud, un peu plus au Sud, me disait ma mère. Elle, elle était restait au village, je devais fuir disait-elle, pour ma propre sécurité. Pourquoi ? lui demandais-je,- Je ne peux pas te laisser ici toute seule ! m’écriais-je, paniquée. .-Fais ce que je te dis ! Va chez ton oncle ! Au moins là-bas, tu seras en sécurité. Ça, c’était-il y a trois jours. J’étais rentrée de ma première année d’université. Après trois mois de bonne gouvernance, on assassina le Président de la République. Le pays, sombré dans un chaos total, était devenu le théâtre d’un bain de sang sans égal, ou un frère tuait un autre. On perdait un père, une mère, un frère, un mari, une sœur. Le peuple, face au désespoir et à la mort, fuyait en masse vers les pays voisins. On tuait tous les intellectuels, tous ceux qui avaient étudiés. On tuait tous ceux qui pouvaient d’une manière ou d’une autre contester le pouvoir, tous les cerveaux capables de mener le peuple vers un monde meilleur. On tuait les Tutsi. On tuait les Hutu. On allait aussi me tuait car j’étais diplômée, seule fille de ma famille à avoir fait l’université. Comme mon père, lui aussi intellectuel, assassiné sauvagement, et enterré, inhumainement comme tous les autres dans une fosse commune. Ma mère, au début, ne voulant pas que je parte mon grand-père le dissuada. Prunelle de leurs yeux, cette décision leur était difficile. -Là, tu seras en sécurité.....-Part avec Miburo, demain, à la première heure. Ses mots résonnaient encore dans ma tête, -Rukundo,....Je relevais la tête. Cette voix...-Miburo où est tu ?Je me mis à crier en appelant mon frère, comme ravivée par une lueur. Je me mis péniblement début et tourna la tête de gauche à droite. Je boitillais, appelée par cette voix encore venue du néant, et cherchait des yeux, le visage décomposé et les larmes aux yeux cette voix si familière, si lointaine. Je criais et j’appelais encore. Ma voix se faisait de plus en plus pressante. Je trébuchai sur une branche cassée et tomba à terre. Au bord des larmes, je me pris finalement la tête dans les mains. Ce n’était qu’une hallucination. La voix de mon frère venue des ténèbres me hantait constamment, son cri, que je n’oublierai jamais me suivait comme une seconde peau. L’esprit peut concevoir son propre mensonge, au point d’en faire une réalité. Je n’arrivais pas à croire qu’il était mort. Miburo, mon frère de cœur. Que leur avait-ils fait pour mériter telle sort ? Soudainement, mes larmes cessèrent de couler. Je me mis péniblement début, parcouru d’un élan nouveau. J’allais me battre. Oui, j’allais me battre. Surtout ne pas me faire attraper. Continuer. Au-delà de forêt se trouvait un nouvel horizon, au-delà de foret se trouvait ma nouvelle destinée.