Platybecs et Coussins sales

- Qu'est o qu'o l'est tcheu, à c't'heure ? A l'est cheute sur la tête, la drôlesse ! Les chats, o l'est d'même que les cheuns, o l'est benèse dehiors !

C'est assis côte à côte sur un banc de bois, dans cette curieuse maison inconnue, que Mélusine et moi contemplions, ahuris, cette étrange petite vieille humaine. Ne comprenant goutte à son langage,nous la vîmes se précipiter à travers la pièce pour ouvrir une porte vitrée en clamant :
- J'allons vous mette à vot'piace, moi, les bestiaux !

D'une poigne équivalente à la mâchoire du rottweiler moyen, l'humaine nous captura chacun par la peau du cou pour nous soulever sans ménagement. Je serrai les crocs sur ma douleur en soufflant lentement tandis que Mélusine, plus légère et plus sauvage, se mit à lancer de tous côtés ses pattes armées de griffes en feulant à en cracher ses moustaches. Je fus lâché rapidement dans une flaque de boue, du moins espérais-je qu'il s'agissait bien de boue, alors que la chatte bénéficia d'une petite prolongation. Pas impressionnée le moins du monde par la belle, la vieille humaine tendit le bras devant elle jusqu'à hauteur de son petit visage à plis pour fixer impoliment ma compagne folle de rage dans les yeux :
- J'avons point peur de toi, la fumelle, ici, o l'est pas les pirons qui mènent les oies !

Une Mélusine furibonde s'aplatit les pattes en croix près de moi, sa belle robe longue tricolore immédiatement changée en serpillière. La vieille, déjà de retour dans sa cuisine, claqua la porte derrière elle.Tout cela n'avait duré que quelques instants. Un mouvement derrière Mélusine attira mon regard et je sursautai, pris de panique :
- Attention ! Des oiseaux !
La chatte oublia sa fureur pour éclater de rire, l’œil brillant de convoitise teinté d'une lueur de cruauté :
- Des zoziaux ? Tant mieux, j'ai besoin de me défouler !
- Gros ! Nombreux ! éructai-je en les voyant claudiquer vers nous, leur large bec aplati grand ouvert.
Mélusine se retourna et, les découvrant, fit le gros dos et gonfla sa fourrure boueuse... un porc-épic mouillé.

Les oiseaux géants et probablement préhistoriques, (j'avais vu Jurassic Parc sur interminet) s'approchaient en tentant de nous encercler. Mélusine bondit sur un haut cercle de pierres tandis que je sautais sur une clôture et atterrissais dans une tendre et verte prairie. Mouillée. J'avisai un énorme coussin marron et malodorant mais sec et me réfugiai dessus. Doux, moelleux et incroyablement chaud. Hors de danger, je jetai un regard inquiet vers la minette. Celle-ci, fière et sauvage, du haut de son puits, guettait ses ennemis qui encerclaient sa place forte. Nullement apeurée, la guerrière survoltée, telle la reine des chamazones, semblait pressée d'en découdre et je ne doutais pas qu'elle trouverait rapidement une ouverture éclair dans les magrets jurassiques.

L'un de ces étranges platypus terrestres, doté d'une cagoule verte ma fois assez seyante, se dirigea vers moi pour me fixer de ses petits yeux bruns probablement cruels. Je lançai un feulement auquel il répondit par un son de klaxon. Puis, il fit demi tour et repartit en se déhanchant, remuant comiquement son avorton de queue pour rejoindre son troupeau. Ouf ! Je respirai, soulagé, j'avais eu chaud ! J'avais eu le temps d'apercevoir des dentelures dans le bec de ce forcément dangereux prédateur ! Chance pour moi, il ne devait pas avoir faim ! J'allais devoir aller prêter patte forte à Mélusine mais, auparavant, je décidai de m'accorder un moment pour me remettre de mes émotions et rassembler mon courage avant l'assaut. Je fermai donc les yeux un instant.

Quand je les rouvris, ce fut pour les écarquiller : tout avait disparu ! Mélusine, les oiseaux, la maison ! J'étais au milieu de la prairie seul sur mon coussin. Enfin, presque seul, puisqu'entouré d'autres coussins, plus clairs mais tout aussi sales que le mien. J'avais entendu parler des tapis volants, mais je me retrouvais tapis sur un coussin... errant, qui dévorait la campagne. Avec une lenteur mêlant détermination et décontraction, le troupeau taillait l'herbe régulièrement et pourtant au hasard. Bercé par le calme dandinement de ma monture, je m'installai confortablement, couché de côté, en appui sur un coude pour profiter de la promenade au grand air (ne me demandez pas s'il en existe un petit !)

Un doux soleil printanier séchait par ses caresses ma robe humide et je humais les parfums champêtres offerts par la brise, passant outre aux effluves coussineuses, puis m'y habituant. Un coussin voisin leva un museau arrondi et je croisai son regard. Une bête ! Avec des yeux ! Et même des oreilles ! Chapristi ! Ils n'étaient pas de simples aspirateurs à pissenlits ! Chat alors ! Leur air débonnaire me donna confiance et je m'enhardis même à tenter d'engager la conversation avec plusieurs d'entre eux au cours de l'après-midi, mais sans grand succès. Hors un certain esprit de contradiction qui les poussaient à rétorquer « mais » à chacune de mes questions, leurs discours n'allaient guère plus loin. Plutôt taiseux, les coussins campagnards...
Renonçant finalement à d'inutiles bavardages, je me laissai bercer par la chaleur. Un petit brin de toilette pour profiter de la vitamine D, puis je me laissai aller sur le dos, confiant en la stabilité de mon coussin personnel. Les rayons de soleil sur mon ventre blanc me firent un effet aussi tendre que les baisers de mon humaine et je me mis naturellement à ronronner, prunelles mi-closes. Un délicat et plaisantin petit papillon blanc aux bouts des ailes mandarine, hésita à se poser sur une de mes moustaches et choisit finalement l'oreille de ma monture. Chaque créature de ce pré profita de ce moment suspendu, partageant la même volupté sereine, en paix avec soi-même et le reste de l'univers.

Lentement mais inéluctablement, la chaleur tiédit, puis se rafraîchit. Le papillon prit son envol dans la lumière qui avait changé. Je me redressai et m'assis pour le regarder évoluer dans les nouvelles couleurs. Les coussins, immobiles, contemplaient avec moi le pissenlit céleste qui se drapait de foulards chatoyants avant de se mettre au lit dans ses couvertures de verdure sombre. Je pensai à Natacha. Qu'il lui plairait, ce coucher de soleil, elle qui adore les couleurs et sait si bien les faire vivre sur toile ! Je tendis le museau vers ces chaudes teintes, rêvant qu'elles allaient s'imprimer sur mon pelage blanc, puis inclinai les oreilles en direction des arbres pour que leur noirceur s'irise de vert et de bleu... Je serais si fier et heureux de lui rapporter un peu de cette magie pour qu'elle réalise sa plus belle œuvre !

Sans signal repérable pour moi, ma monture s'ébranla et prit le chemin du retour. Le troupeau, de la même allure nonchalante, le suivit. Toujours assis sur son dos, je vis la maison réapparaître derrière une haie d'arbres et... matoulédiction ! Mélusine ! Comment ai-je pu l'oublier au milieu de Jurassic park ? Maudissant ma distraction maladive, fou d'inquiétude, je baissai les oreilles. Qu'allais-je découvrir dans cette cour lorsque mon coussin passerait la barrière ?
Tout d'abord, j'entendis des voix. La vieille et... Natacha, mon humaine à moi !
- Mais enfin Mamie, je t'avais dit de ne pas les laisser sortir ! Et s'ils se perdent !
- À la ferme, un bestiau, o faut qu'o travaille !

Mon coussin choisit ce moment pour entrer dans la cour, mais les humaines regardaient ailleurs. Je suivis leur regard, et, du haut de ma monture je vis Mélusine:
Toujours perchée sur son puits, la chatte s'était transformée en chef Sioux, des plumes colorées piquées dans sa robe hirsute. Souveraine, emplie de fierté, elle couvait des yeux trois rangées de platybecs dociles et immobiles, classés par taille et par couleur.
- Mais ! fit mon coussin, ce qui fit tourner tous les yeux vers moi.
- J'avions ben raison, ma drôlesse ! Tu peux être fière de tes matous ! O zon ben travaillé ! Un chat berger et une gardeuse de canards !

Je me redressai, tandis que mon coussin s'avançait, m'offrant une entrée triomphale.