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Université Royale de Phnom Penh - Cambodge
Peut-être que je viens de là
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Je ne sais même pas si j'ai existé avant ce jour.
Tout ce que je sais, c'est que je me suis réveillée ici.
Sur cette île.
Le sable est blanc, mais pas chaud. Il est tiède, comme un drap fraîchement plié. Il crisse sous mes pas, mais le silence autour est si profond que j'ai l'impression de le déranger.
L'air a un goût particulier, quelque chose entre le sel et la poussière. Comme une mémoire sèche.
Le ciel, lui, est gris. Un gris vivant, qui palpite comme une brume posée sur mes pensées. Il ne pleut pas. Il ne fait pas froid. Mais quelque chose serre ma poitrine, doucement, comme une question qu'on n'a jamais osé poser.
Devant moi, l'eau s'étale, large et trouble. Elle est brune, presque opaque. Elle ne reflète rien. Pas même la lumière. Elle semble éteinte. Je m'approche, mais elle ne réagit pas. Elle dort, elle aussi.
Je longe la plage, lentement. Mes pieds s'enfoncent légèrement, comme si le sable voulait m'absorber. Il y a là des coquillages sans forme, des morceaux de bois blanchis par le temps. Une étoile de mer morte. Ou endormie.
Plus loin, j'aperçois un arbre seul. Immense. Ses branches ne touchent pas le ciel, mais elles semblent le soutenir. Je m'assois à son pied. Je ferme les yeux. Il ne me parle pas, mais je crois qu'il me comprend. Il me protège du silence.
Une colline se dessine plus loin. Je décide d'y grimper, doucement, pour voir plus loin. En haut, un vent léger souffle. Enfin un mouvement. Mais ce vent ne porte aucune odeur. Pas même celle des arbres. C'est un souffle vide.
En contrebas, une forêt fine m'appelle. Je m'y aventure.
Les arbres sont hauts, minces, immobiles. Leurs troncs sont lisses, presque sans écorce. Je tends la main : leur peau est froide, comme du métal. Il n'y a pas de chants d'oiseaux. Juste un bourdonnement faible, régulier, comme un cœur ancien.
Je m'enfonce dans la forêt. Le sol devient plus dur, plus sombre.
Les feuillages au-dessus de moi sont si épais que la lumière ne passe presque plus. Je tends la main pour toucher un lierre qui pend d'une branche. Il se retire lentement, comme vivant. Plus loin, un bruit d'eau. Je découvre un ruisseau mince, qui serpente entre les racines. Il ne fait pas de bruit, mais il brille d'une lumière étrange, presque lunaire. Je me penche, j'y plonge les doigts. L'eau est tiède. Elle réveille un souvenir sans image, mais chargé d'émotion. Quelque chose comme une mélancolie familière.
Mes jambes sont lourdes. Je ressens une fatigue étrange, pas physique, mais intérieure. Comme si j'avais porté un poids depuis toujours. Peut-être ma propre absence.
Et pourtant, je continue.
Un rocher m'apparaît. Immense. Il a la forme d'un visage. Mais les traits sont brouillés, usés. Je m'approche. Je le touche. Et à cet instant, une sensation me traverse : un vertige. Un battement.
Une voix.
Elle n'a pas de timbre. Elle ne parle pas avec des mots.
Elle me dit : Tu n'es pas née ici. Mais tu es née quelque part.
Je recule. Je ferme les yeux. Une larme descend, sans que je comprenne pourquoi.
Puis je redescends, le cœur bat plus rapide. Mes pas me ramènent vers l'eau. Toujours brune. Toujours silencieuse.
Mais au moment où je m'en approche, un frisson traverse l'air.
La surface brune palpite, comme si quelque chose voulait remonter à la mémoire.
Ce n'est pas un reflet net. C'est une silhouette floue, comme un souvenir mal rangé.
La surface de l'eau, d'abord trouble, s'éclaircit peu à peu. Ce n'est pas qu'elle devient propre — c'est qu'elle commence à raconter. Comme si chaque ondulation était une parole. Elle me parle sans son. Elle m'invite à regarder, pas seulement avec les yeux. Je me penche davantage. Pas pour me voir, mais pour ressentir. Et là, lentement, un visage émerge. Mon visage. Mais plus jeune. Plus libre. Plus vrai.
Une jeune fille. Ordinaire. Immobile.
Moi.
Je la regarde. Et dans ses yeux, je vois une chose que je n'avais jamais vue avant : une lumière douce. Une question sans peur. Une innocence profonde.
Et alors, tout change.
Le monde ne change pas d'un coup.
Il tremble. Il hésite.
Puis une couleur naît dans le ciel, comme une émotion qui s'éveille.
Une brise soulève mes cheveux.
La vie revient doucement, comme un secret qui accepte d'être entendu.
Et je ressens quelque chose que je n'avais jamais ressenti avant.
Une chaleur au creux de la poitrine.
Une forme de paix.
Comme si tout ce qui était perdu n'avait plus besoin d'être retrouvé.
Comme si oublier n'était plus grave.
Un instant, un son me traverse.
Une voix ? Une chanson ? Je ne sais pas.
Quelque chose de doux, comme une berceuse oubliée.
Cela n'a pas de mots. Mais cela me réchauffe.
La nuit tombe sans bruit.
Le ciel ne devient pas noir, mais bleu très foncé, presque liquide.
Il n'y a pas d'étoiles. Juste cette lumière grise, douce, qui reste suspendue comme une respiration.
Le vent s'est calmé. Tout semble attendre quelque chose.
J'écoute. Rien ne vient.
Et pourtant, au fond de moi, un écho. Très lointain.
Comme une voix, un murmure.
Je crois qu'elle chantait. Une chanson d'enfant, peut-être. Une chanson que je connaissais.
Mais je ne me souviens ni des paroles, ni de la mélodie.
Seulement la sensation qu'on m'aimait.
Est-ce que j'ai choisi d'oublier ? Ou est-ce que l'oubli m'a choisie ?
Parfois je me dis que ce n'est pas grave de ne pas savoir.
Peut-être que ce qu'on oublie, c'est ce qu'on n'est pas encore prêt à retrouver et à affronter.
Et peut-être... que c'est dans cet oubli que quelque chose peut naître.
Quelque chose de plus libre, de plus doux, de plus vrai.
J'ai tout oublié. Mais peut-être que c'est mieux ainsi.
Probablement que l'oubli est une forme de protection.
Et moi, je suis là.
Je ne sais toujours pas qui je suis.
Je ne sais pas d'où je viens.
J'ai tout oublié.
Mais peut-être...
Il est possible que je vienne d'un monde imparfait.
D'un lieu gris, silencieux, bouleversé,
...où rien n'était beau au départ, mais où tout pouvait changer.
Il se peut que je vienne d'un souvenir effacé,
d'un rêve ancien,
d'une blessure douce.
Peut-être que je viens de là.
De cette part d'ombre, d'oubli,
qui devient lumière.