5h48. Mes mains sous un filet d'eau tiède. Première cigarette de la journée en contemplant mon lit vide, et maudissant mon sommeil, absent depuis des semaines. Je crache un nuage visible, signe de la ténacité de l’hiver. Dans ma tête, c'est déjà un flot de choses à faire, à penser, à me rappeler. Dernière bouffée, et mécaniquement je lance mon mégot, petit bout luisant fendant la nuit. Longue chute silencieuse. Je me lave les mains, et me rince le visage. Derrière moi, le panier à linge qui dégueule. Un rien suffit pour dégommer une organisation ; un resto avec ses enfants, un ciné entre copines ou pire, une soirée déprime devant la télé à mater une série mal doublée qu’on connaît sur le bout des doigts. Avec le boulot, les miens ont grossi. Mes mains deviennent calleuses et rêches. Je me brosse les dents. Je me relave les mains. Je me frotte les ongles. Je rince mon visage tout en tremblant. Je me martèle la nécessité d’être en forme. Pour elles, mes deux merveilles, mes meilleurs bouts de moi. Il m'arrive de les regarder dormir, et alors, tout disparaît. Durant ce temps suspendu, je me dis que le sens, tout mon sens, est là. Dans ces bouilles paisibles. Je suis heureuse au moins de ça, de commencer ma journée par le meilleur moment.
Hier, Alexia a encore oublié son carnet de correspondance. Résultat, elle n’a pas pu sortir du collège à l’heure prévue pour aller récupérer son petit frère. J’ai dû négocier avec mon chef pour quitter plus tôt, et ce soir, je rattraperai cette heure gaspillée. Dernière brique de lait, il faudra que j’aille en racheter entre midi et deux. J'écoute mon café couler, seule chose que je daigne avaler le matin. Envie d’une autre cigarette. Je me rince le visage. Je me lave les mains. Je me frotte les ongles. Mes enfants se réveillent. La plus grande, zombie grincheux qui adore rester lovée sous sa couette, se traîne jusqu'à la salle de bain. J'aide Matéo à enfiler ses affaires. Il n'a pas fait pipi au lit cette nuit et il n'imagine pas combien cela me soulage. Bientôt, Alexia s'échappera de la douche dans un brouillard vaporeux, et je lui crierais, comme tous les matins, de faire attention. À l'eau chaude. Idem pour la lumière lorsqu’on est pas dans la pièce. Encore une fois, je deviens ce que j'ai toujours refusé ; ma mère. Une créature fatiguée, qui regarde ses enfants et les confond avec les factures qu'elle reçoit. Un jour, j’aimerai que cette vision s’arrête, et simplement voir mes enfants pour ce qu'ils sont ; une espérance certaine.
L’anorak, l’écharpe, le bonnet. Les dents sont brossées ? Le carnet est dans le sac ? À quelle heure tu sors ? N’oublie pas que ce soir, je termine plus tard. Il y a une pizza au congélateur. Je n’ai besoin de rien. Juste de savoir que vous êtes rentrés, que la journée s’est bien passée, que vous avez fait vos devoirs, que vous ne vous êtes pas disputés. Essayez de ranger vos chambres aussi. Tout en laçant les baskets de Matéo, je réfléchis à ma liste de course. Toujours cette sensation d’oublier quelque chose, et de ne pas savoir quoi. Il y a du givre sur les vitres de la voiture. J’aurais dû y penser pendant que mon esprit dérivait, vagabond mélancolique à la recherche de ce petit je-ne-sais-quoi-que-je-ne-sais-jamais. J’allume le moteur, lance le chauffage option dégivrage et m'extraie pour gratter les vitres. Mes gosses ont froid malgré leurs vêtements et je m’en veux. Je dépose Matéo devant l’école, son bisou et son énergie me font un bien immense. Alexia soupire, me prie de me grouiller sans quitter son téléphone des yeux. Sa sortie du véhicule est expéditive. Un courant d'air adolescent aux relents printaniers.
J’ai fumé au volant. Je n’aime pas ça. Je suis moins attentive sur la route. C’est le moment de flottement. La mise en condition. Tandis que je pénètre dans l’abattoir, je cesse de respirer par le nez. Je pointe, ouvre mon casier, enfile ma blouse, mes chaussures, et fixe ma calotte sur la tête. J’ai les mains encore chahutées par des tremblements. Je pense à mon fils. Il m’a semblé qu’il avait enlevé son bonnet dans la voiture parce qu’il faisait trop chaud. Est-ce qu’il l’a remis ? Je ne le saurais pas avant la pause règlementaire. Ça va me travailler toute la matinée. Mon collègue est encore absent aujourd’hui ce qui veut dire que je vais bosser avec Gabor ; une armoire à glace mutique, au français approximatif, chargée d’une odeur fortement alcoolisée. Beaucoup boivent pour tenir ici. Voilà le pire moment de la journée ; je m’enfonce dans l’abattoir, labyrinthe de béton brassé par la mort. Elle est partout. Sur le sol, les murs, dans les enclos, les bennes. Elle s’insinue, flotte, englue, fait de nous ses agents. Dans un abattoir, on abat. Rien de plus, rien de moins. Les animaux y entrent, et on les tue. Il en ressort des carcasses grattées jusqu'à l'os. Rien n'est jeté hormis ce qui ne se vend pas. On ne vend pas les yeux. J’ai vomi lors de ma première visite. Les excréments jonchent le sol, le sang macule les murs, on a les oreilles pleines du bruit des bêtes ; frottement des sabots, les flancs qui ripent, les pattes qui cognent. La mort est ce qu’elle est, terriblement réelle.
Déjà plusieurs mois que j’y travaille. J’ai postulé parce que j’étais dans l’urgence. Fuyarde de mon domicile conjugal après un énième épisode d’œil poché et de lèvres fendues. Sans qualifications, dans un territoire en manque cruelle d’opportunités, les poches vides, et mes gosses à mes cotés, je n'ai pas pu m'offrir le temps de la réflexion. Et à l’abattoir, on recrute sans arrêt. Le turn-over y est constant, et pour cause ; dépressions, arrêt maladie, accident du travail, suicide. Nous sommes aussi, en quelque sorte, du bétail. Ce matin, comme tous les matins, je voudrais être plus forte. Plus froide. Même si j’ai gagné en détachement, même s’il m’arrive de plaisanter lorsque je parle de mon travail. Il réside ce truc indéfectible, cette sensation que ce qui se passe dans ces murs n’est pas normal.
C’est l’heure de la pause-déjeuner. Depuis peu, je consacre ce temps à la piscine municipale située à quelques kilomètres. J’enchaîne les longueurs, noyée par ma bande passante mentale. Étrangement, c’est le seul endroit où je ne pense pas aux bêtes que j'ai expédié dans l’autre monde. Alexia et Matéo incarne mon unique horizon. L’avantage de la piscine, c’est les douches. Un moment où je peux retenter de chasser l’odeur de l’abattoir. Rien n’y fait. Elle me colle pire qu’une seconde peau.
L’après-midi, c’est reparti. La cadence infernale des lignes. En guise de repas, j’ai aligné deux boissons énergétiques et un pain au chocolat. Des pensées pour mes petits. Est-ce que la cantine était bonne ? Gabor est une machine. Je ne sais pas comment il tient. C’est devenu courant maintenant de faire venir des travailleurs détachés dans les abattoirs. La plupart sont issus d’Europe Centrale ou de l’Est. On les dit moins sensibles. Moins regardant sur les procédures et les conditions de travail. Ils baissent la tête, se taisent et bossent dur. Hâte de rentrer pour que Matéo me raconte ce qu'il a apprit aujourd'hui. M'amuser de l'indifférence de mon ado. Tout va tellement vite. Je tiens le matador. Je tire. La bête, s'écroule. Encore un regard que je n'emporterai nulle part lorsque je mourrai. Affalage et levage. Gabor s'approche pour vérifier l'état de l'animal, l'air encore plus éméché que d'habitude. Notre victime n'est pas totalement inconsciente. Ça va très vite, elle jette sa patte dans le visage de mon collègue. Son cri accompagne la levée puis la saignée. Nous sommes tous à hurler ici. Tous à souffrir. Alexia, Matéo, faites ce que vous voulez, mais ne faites jamais ce que j'ai fait. Une autre bête investi l'enclos. Je la regarde en y cherchant mon âme et n'y trouve rien. C'est réel et je ne tiens plus. J'aide Gabor à se relever. Avant de quitter les lieux ; je me lave les mains, je me frotte les ongles et je me rince le visage.
J'ai oublié de racheter du lait.
Hier, Alexia a encore oublié son carnet de correspondance. Résultat, elle n’a pas pu sortir du collège à l’heure prévue pour aller récupérer son petit frère. J’ai dû négocier avec mon chef pour quitter plus tôt, et ce soir, je rattraperai cette heure gaspillée. Dernière brique de lait, il faudra que j’aille en racheter entre midi et deux. J'écoute mon café couler, seule chose que je daigne avaler le matin. Envie d’une autre cigarette. Je me rince le visage. Je me lave les mains. Je me frotte les ongles. Mes enfants se réveillent. La plus grande, zombie grincheux qui adore rester lovée sous sa couette, se traîne jusqu'à la salle de bain. J'aide Matéo à enfiler ses affaires. Il n'a pas fait pipi au lit cette nuit et il n'imagine pas combien cela me soulage. Bientôt, Alexia s'échappera de la douche dans un brouillard vaporeux, et je lui crierais, comme tous les matins, de faire attention. À l'eau chaude. Idem pour la lumière lorsqu’on est pas dans la pièce. Encore une fois, je deviens ce que j'ai toujours refusé ; ma mère. Une créature fatiguée, qui regarde ses enfants et les confond avec les factures qu'elle reçoit. Un jour, j’aimerai que cette vision s’arrête, et simplement voir mes enfants pour ce qu'ils sont ; une espérance certaine.
L’anorak, l’écharpe, le bonnet. Les dents sont brossées ? Le carnet est dans le sac ? À quelle heure tu sors ? N’oublie pas que ce soir, je termine plus tard. Il y a une pizza au congélateur. Je n’ai besoin de rien. Juste de savoir que vous êtes rentrés, que la journée s’est bien passée, que vous avez fait vos devoirs, que vous ne vous êtes pas disputés. Essayez de ranger vos chambres aussi. Tout en laçant les baskets de Matéo, je réfléchis à ma liste de course. Toujours cette sensation d’oublier quelque chose, et de ne pas savoir quoi. Il y a du givre sur les vitres de la voiture. J’aurais dû y penser pendant que mon esprit dérivait, vagabond mélancolique à la recherche de ce petit je-ne-sais-quoi-que-je-ne-sais-jamais. J’allume le moteur, lance le chauffage option dégivrage et m'extraie pour gratter les vitres. Mes gosses ont froid malgré leurs vêtements et je m’en veux. Je dépose Matéo devant l’école, son bisou et son énergie me font un bien immense. Alexia soupire, me prie de me grouiller sans quitter son téléphone des yeux. Sa sortie du véhicule est expéditive. Un courant d'air adolescent aux relents printaniers.
J’ai fumé au volant. Je n’aime pas ça. Je suis moins attentive sur la route. C’est le moment de flottement. La mise en condition. Tandis que je pénètre dans l’abattoir, je cesse de respirer par le nez. Je pointe, ouvre mon casier, enfile ma blouse, mes chaussures, et fixe ma calotte sur la tête. J’ai les mains encore chahutées par des tremblements. Je pense à mon fils. Il m’a semblé qu’il avait enlevé son bonnet dans la voiture parce qu’il faisait trop chaud. Est-ce qu’il l’a remis ? Je ne le saurais pas avant la pause règlementaire. Ça va me travailler toute la matinée. Mon collègue est encore absent aujourd’hui ce qui veut dire que je vais bosser avec Gabor ; une armoire à glace mutique, au français approximatif, chargée d’une odeur fortement alcoolisée. Beaucoup boivent pour tenir ici. Voilà le pire moment de la journée ; je m’enfonce dans l’abattoir, labyrinthe de béton brassé par la mort. Elle est partout. Sur le sol, les murs, dans les enclos, les bennes. Elle s’insinue, flotte, englue, fait de nous ses agents. Dans un abattoir, on abat. Rien de plus, rien de moins. Les animaux y entrent, et on les tue. Il en ressort des carcasses grattées jusqu'à l'os. Rien n'est jeté hormis ce qui ne se vend pas. On ne vend pas les yeux. J’ai vomi lors de ma première visite. Les excréments jonchent le sol, le sang macule les murs, on a les oreilles pleines du bruit des bêtes ; frottement des sabots, les flancs qui ripent, les pattes qui cognent. La mort est ce qu’elle est, terriblement réelle.
Déjà plusieurs mois que j’y travaille. J’ai postulé parce que j’étais dans l’urgence. Fuyarde de mon domicile conjugal après un énième épisode d’œil poché et de lèvres fendues. Sans qualifications, dans un territoire en manque cruelle d’opportunités, les poches vides, et mes gosses à mes cotés, je n'ai pas pu m'offrir le temps de la réflexion. Et à l’abattoir, on recrute sans arrêt. Le turn-over y est constant, et pour cause ; dépressions, arrêt maladie, accident du travail, suicide. Nous sommes aussi, en quelque sorte, du bétail. Ce matin, comme tous les matins, je voudrais être plus forte. Plus froide. Même si j’ai gagné en détachement, même s’il m’arrive de plaisanter lorsque je parle de mon travail. Il réside ce truc indéfectible, cette sensation que ce qui se passe dans ces murs n’est pas normal.
C’est l’heure de la pause-déjeuner. Depuis peu, je consacre ce temps à la piscine municipale située à quelques kilomètres. J’enchaîne les longueurs, noyée par ma bande passante mentale. Étrangement, c’est le seul endroit où je ne pense pas aux bêtes que j'ai expédié dans l’autre monde. Alexia et Matéo incarne mon unique horizon. L’avantage de la piscine, c’est les douches. Un moment où je peux retenter de chasser l’odeur de l’abattoir. Rien n’y fait. Elle me colle pire qu’une seconde peau.
L’après-midi, c’est reparti. La cadence infernale des lignes. En guise de repas, j’ai aligné deux boissons énergétiques et un pain au chocolat. Des pensées pour mes petits. Est-ce que la cantine était bonne ? Gabor est une machine. Je ne sais pas comment il tient. C’est devenu courant maintenant de faire venir des travailleurs détachés dans les abattoirs. La plupart sont issus d’Europe Centrale ou de l’Est. On les dit moins sensibles. Moins regardant sur les procédures et les conditions de travail. Ils baissent la tête, se taisent et bossent dur. Hâte de rentrer pour que Matéo me raconte ce qu'il a apprit aujourd'hui. M'amuser de l'indifférence de mon ado. Tout va tellement vite. Je tiens le matador. Je tire. La bête, s'écroule. Encore un regard que je n'emporterai nulle part lorsque je mourrai. Affalage et levage. Gabor s'approche pour vérifier l'état de l'animal, l'air encore plus éméché que d'habitude. Notre victime n'est pas totalement inconsciente. Ça va très vite, elle jette sa patte dans le visage de mon collègue. Son cri accompagne la levée puis la saignée. Nous sommes tous à hurler ici. Tous à souffrir. Alexia, Matéo, faites ce que vous voulez, mais ne faites jamais ce que j'ai fait. Une autre bête investi l'enclos. Je la regarde en y cherchant mon âme et n'y trouve rien. C'est réel et je ne tiens plus. J'aide Gabor à se relever. Avant de quitter les lieux ; je me lave les mains, je me frotte les ongles et je me rince le visage.
J'ai oublié de racheter du lait.