Pauline

« Battez-vous, pour vous, encore et encore. Vous en avez la force. Vous ne soupçonnez pas la puissance qui est en vous ».
Dernière phrase du psy. Pour la première fois, c’était un homme.
Alors, portée par ses mots, par ceux de quelques rares amis, portée par le sentiment que ma vie se jouait maintenant, j’ai déclenché la guerre.

« Tu crois, ma pauvre Pauline, que tu m’impressionnes ?
Tu crois que tes allégations éructées ont une once de crédibilité, toi la comédienne pitoyable entourée d’artistes ratés et de marginaux instables, toi dont la carrière ne décolle pas plus que ta maturité ?
Tu crois, parce que soudain à trente-trois ans tu te répands et dévoiles ce soi-disant inceste subi l’été de tes 7 ans, que tu vas ébranler ma vie ?
Tu crois que cela te rend courageuse de surfer sur la vague actuelle des grandes révélations pédocriminelles, dont chacun sait qu’il est important de les traiter avec la plus extrême précaution avant de crucifier des hommes dont la justice finit le plus souvent par constater l’honnêteté ?
Tu crois que ton “moi aussi” ridicule, fragile signal d’une paumée qui cherche depuis toujours à exister par tous les moyens, sera pris au sérieux ?
Tu crois que ton alliance avec ta mère, ma misérable ex-femme prompte à m’accuser de toutes les saletés et heureuse de trouver en toi une complice pour alimenter sa haine envers moi, servira à prouver une culpabilité totalement fabriquée ?
Tu crois que tes diverses publications déversées sur Facebook ou autres lieux propices à toutes les diffamations, et ton interview pleurnicharde sur une radio locale qui n’a rien trouvé d’autre que ta pauvre rancœur simulée pour tenter elle aussi de faire décoller une audience faiblarde, constituent des preuves des gestes que tu décris ?
Tu crois que l’avocat célèbre, reconnu pour sa compétence et son humanité par toute une profession qui s’apprête à lui confier le rôle de bâtonnier de Lyon, moi, ton père, va se laisser salir par une fille qui n’a de cesse d’échouer dans ses entreprises mêmes les plus modestes, et essaie pathétiquement de se faire un nom pour aller ensuite grappiller quelques cachets dérisoires dans la foulée de sa petite notoriété locale, qui retombera très bientôt comme un soufflé ?
Car tes accusations sont un soufflé. Ta vie entière est un soufflé, contrairement à ton talent qui lui n’a pas commencé à prendre le moindre volume. Tu te gonfles et tu retombes, à chaque fois. Tu ne sais faire que ça. Tu es vaine ».

Voilà le coup de fil que j’ai reçu de mon père hier soir. Le grand avocat dont j’ai enfin osé révéler la nature des actes passés, rassemblant enfin assez de force pour faire gicler la vérité, pour tenter de stopper la destruction qu’il a provoquée en moi le soir du 13 juillet 1994 alors que ma mère était repartie précipitamment de La Baule pour les obsèques de son oncle.

Le grand avocat a peur, son appel méprisant en témoigne. C’est un sentiment nouveau qu’il va devoir éprouver un peu plus chaque jour, car je ne peux plus reculer.
Vingt-six ans que je croupis dans le secret, dans la douleur, dans la culpabilité, dans la peur panique qu’il ne renouvelle ses actes. Que malgré mon âge je crains chaque soir qu’il ne vienne chez moi sans signe annonciateur, reproduire les mêmes gestes, excité de savoir comment mon physique a évolué, totalement certain de mon incapacité à réagir. Vingt-six ans que je lutte contre cette empreinte irréversible laissée dans mon corps et mon âme.

Oui, je me bats. Je me suis battue à partir de cette nuit-là où revenant du feu d’artifice il a pris possession de moi. De force. Je me bats pour dormir, pour aimer, pour accepter les hommes que je rencontre et à qui je me donne. Je me bats pour ne pas les voir tous comme des êtres violents. Je me bats pour faire confiance et je reviens à cette nuit-là à chaque intonation plus forte de la part de mes compagnons qui ne comprennent pas mes réactions, car je ne peux les expliquer.
Je me bats pour reprendre place dans un monde d’où j’ai été écartée cette nuit-là et les deux suivantes.
Je me bats pour éviter de me gaver de psychotropes.
Je me bats pour ne pas me jeter en avant les yeux fermés à l’approche d’un train, solution que j’ai envisagée si souvent et devant laquelle j’ai reculé dix fois, à quelques fractions de seconde près.
Je me bats pour remercier les fractions de seconde qui m’ont sauvée et pour celles que je voudrais vivre. La vie est faite de fractions.
Je me bats pour que la vérité prenne le dessus : je suis une fille bien qui ne méritait pas d’être dégradée ainsi et mon père a été le pire salaud que l’on puisse avoir malgré les apparences mondaines.

Ce matin, je suis allée faire ma déposition à la police. Deuxième étape de la démarche. Je suis allée leur donner les détails implacables et sordides qui crédibilisent mon histoire. Le parquet qui craque. Ma chemise de nuit vert amande. Ma petite oie en peluche que je serrai contre moi. Ma honte des draps tachés de sang. Ses caresses sur mes cheveux. Son « Je t’aime tellement » avant de ressortir et d’entendre de nouveau le parquet craquer. J’ai décrit chaque geste, chaque mot, avec un niveau de précision que je répéterais autant qu’il le faudra, auprès de qui il faudra pour qu’un jour, quelqu’un condamne mon père. J’y suis allée en tremblant encore de son appel de la veille. J’y suis allé sans avoir dormi ni mangé. Peu importe, je suis habituée à mal dormir et à avoir l’estomac trop contracté pour manger.

« Je te préviens Pauline, je vais te détruire ».
« Tu as fait déjà ça il y a longtemps, papa ».

Deuxième coup de fil en deux jours, ce matin. Si bref. Si violent. Mais j’ai tenu, répondu, il n’a pas su que dire. Il a raccroché en entendant « papa ». Je ne pensais pas dire ce mot si doux. Père je le dis parfois, oui. Père ça sonne dur comme sa voix rocailleuse, comme son regard, comme son regard noir, comme son sexe, comme sa poigne quand il me tenait écartée. J’ai dit papa presque avec douceur comme si j’avais compris en cet instant, sur ce seul mot que mon père n’existait plus, mais que je rêvais de revenir au temps où j’avais un papa.

Il n’est plus question de retour en arrière. Le soufflé cette fois ne retombera pas. J’ai accumulé une force qu’il n’a pas perçue, chaque jour de ces vingt-six ans, une force patiemment sédimentée qui me rend indestructible et je compte bien l’utiliser.
Pour moi.
Pour ma sœur dont je crains de découvrir qu’elle a pu subir le même sort.
Pour toutes ces inconnues qui seront libérées de voir un jour que le grand avocat, si immense et si puissant soit-il, finir dans une cellule.
Pour qu’elles trouvent elles aussi le courage de se battre pour redémarrer leur vie.

Est-ce que c’est clair, papa ?