Nouvelles
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Institut africain d'administration et d'études commerciales
Pas sans elle
Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Le temps s'était figé comme si l'univers avait retenu son souffle, attendant le verdict de cet instant. Seul le tic-tac de l'horloge, résonnant comme un gong rappelait dans cet endroit sinistre l'existence du temps. Les lumières éteintes donnaient à cette pièce un aspect lugubre. Seule la faible opacité des fenêtres laissaient pénétrer quelques rayons de lumière.
Dans la pénombre, on pouvait distinguer la silhouette d'un homme accoudé à la fenêtre. Le regard perdu dans le vide, insensible à tout ce qui se passait autour de lui, même aux vrombissements et klaxons impétueux et incessants des véhicules sur la route en face de lui.
Il cligna des yeux et poussa un soupir. Cela fait exactement soixante secondes, une minute entière qu'il avait oublié qu'il vivait. Il se redressa et alla s'asseoir dans le sofa. Sur la petite table à coté se trouvait une feuille de papier pliée en quatre. Voilà la source de son état de choc émotionnel. Il resta assis à la fixer puis nonchalamment, il tendit le bras et la prit. Chaque mot était comme une balle bloquée en lui. Il lui semblait que c'était avec son sang que cette lettre avait été écrite. Il la relisait pour une énième, avec l'espoir d'avoir mal lu ou d'avoir mal compris. Mais rien n'y fait. Les mots étaient les mêmes, les ponctuations aussi. Tout était pareil sur cette feuille, jusqu'à l'odeur du désespoir qui en émanait. Un, deux, trois, soixante. Soixante secondes pour relire cette lettre ; celle qui lui annonce la mort de son unique joyau au front : sa fille.
Il n'arrivait pas à accepter cette nouvelle. Le déni, la colère, la vulnérabilité, la tristesse... Un mélange de sentiments qu'il n'arrivait pas à contrôler. Hier il avait dormi juste après avoir lu la lettre espérant que ce soit un mauvais rêve. Mais la réalité était la même à son réveil. Il ne pourra même pas voir la dépouille de sa petite princesse réduite en bouillie après l'explosion de la mine. Elle était sa raison de vivre et maintenant elle n'était plus. Ariel cria un cri de désespoir, venu du plus profond de ses entrailles et s'écroula au sol, pris de spasmes. Tous les moments de joies, de tristesses, de galères et de victoires qu'ils avaient vécus ensemble repassaient en boucle dans sa tête.
En position fœtal, les yeux exorbités, le regard vide et bouffi, les joues en larmes, de la morve coulant de ses narines, Ariel avait perdu tout envie de vivre. Pourquoi vivrait-il encore ? Pour donner de l'amour à qui ? Pour prendre soin de qui ? Il n'avait maintenant plus personne. Elle était sa seule famille. Pas de parents, pas d'amis, encore moins une partenaire pour qui continuer de vivre. Sa seule motivation était sa fille et maintenant elle n'est plus de ce monde. Il voulait partir la rejoindre.
Il ressentait encore la douceur de sa peau, le parfum de ses cheveux. Il entendait encore son fou rire, sa petite voix de sirène. Il voyait encore son sourire, ses yeux émeraudes, son petit nez. Mais il ne ressentait plus la vie dans ces souvenirs.
Il se leva et s'approcha de la cheminée. Il passa son doigt sur le visage souriant de sa fille. C'était la première photo de ses dix-huit ans. Il sourit. Un sourire doux, un sourire triste, un sourire nostalgique. Il a souri à l'amour, à la mort. Il a souri à leur histoire, à leur aventure, à leur voyage. Il ferma les yeux et replongea dans les méandres de ses souvenirs puis sourit de nouveau. Il rouvrit les yeux et dans sa tête, une décision était arrêtée. Il alla dans sa chambre, prit une douche puis porta l'ensemble de pantalon et de chemise de couleur blanche. Il peignit ses cheveux, se parfuma puis sortit de l'appartement.
Chacun de ses pas dans le couloir résonnait dans son cœur comme un pas vers la délivrance. Il prit l'ascenseur pour le trente-sixième étage, puis prit les escaliers pour atteindre le toit de l'immeuble. Il s'approcha du bord du toit. Tout en souriant, il ferma les yeux et prit une grande inspiration et se laissa tomber du toit.
Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Puis le temps a repris sa course comme si ces moments n'avaient jamais existés. Car ainsi est faite la vie. Elle est un voyage, un chemin parsemé de joies et de peines, de rencontres et de séparations, de rires et de larmes. Elle est une danse, une mélodie, une symphonie. Elle est une histoire, une aventure, un rêve. Elle est une minute, une heure, une éternité.