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Il y a une dame dans mon immeuble qui m'intrigue beaucoup. Elle est vieille, petite et toute ridée. On ne voit même plus ses yeux. Ils sont bien cachés, enfouis sous ses paupières trop lourdes. En fait, il y a juste deux petites fentes. Je me demande comment elle voit. Parfois, dans la rue, je pense à elle. Alors je plisse les yeux et j'observe. Je la plains la vieille dame ! On n'y voit rien avec des yeux pareils ! Pas étonnant qu'elle ne sourie jamais, elle ne peut plus voir les belles choses de la vie.
Maman dit que je suis trop dure : « Elle a eu une vie très compliquée, madame Blanchet. C'est une brave femme, très gentille ». C'est vrai qu'elle est gentille. Elle se tait et elle ne fait pas de gros bisous accompagnés de sourires ridicules quand elle voit des enfants. Et puis, elle me fait rêver.
J'ai imaginé sa vie. Je fais ça quand je vois des gens qui ont l'air triste. Je les installe dans mes pensées, tout seuls. Et puis je laisse entrer le décor, en vrac. Je joue avec, j'essaie tout. Une fois que j'ai trouvé le bon arrière-plan, je laisse voguer mon imagination.
La vieille dame, je l'ai placée dans une belle cuisine à l'ancienne, avec plein de fours partout. Et puis j'ai remonté le temps... Les rides se sont atténuées et ont disparu, les fentes sont devenues deux grands yeux marron. Les cheveux blanchis ont grisé et sont devenus noirs. J'ai essayé de changer la couleur : blond, roux, blond vénitien, brun... Mais c'est le noir qui lui va le mieux. Ils sont tout bouclés. Ma mamie a pris dix bons centimètres et une peau lisse. Elle est jeune. Douze ans tout au plus.
Alors tout se met en marche. Elle ouvre les placards, tous les ingrédients se retrouvent transportés sur une table immense. Des guimauves en forme de nounours, des fraises Tagada, du chocolat, des pommes, des framboises...
Tellement de choses que mon imagination se dérègle, tout afflue.
Le visage de la jeune fille est illuminé d'une joie intense.
Voilà. La grand-mère est heureuse. Elle cuisine, elle s'exclame, elle rit.
Je garde cette scène pendant une minute environ, mais je me lasse vite. Je veux savoir maintenant ce qui a ôté à ce beau visage les éclats de bonheur.
Ça, ça dure un peu plus longtemps. Je crée le bonheur avec facilité, mais le malheur, je le garde caché. Je l'utilise seulement pour les grandes occasions. C'est simple, les idées noires, je les ai enfermées dans une boîte à ressort. La boîte, c'est celle qui s'ouvre toute seule quand je suis triste ou énervée. Mais là, il faut que je l'ouvre.
Il faut faire attention, parce que si je le fais trop brusquement, les idées noires vont s'échapper et envahir tout mon esprit. C'est dangereux. Les grandes personnes appellent ça « faire une dépression ». Ça peut durer longtemps une dépression. Manier les idées colorées c'est facile, il y en a tellement qu'avec mon épuisette j'en capture des tas ! Elles se laissent faire, elles aiment divertir. Mais les idées noires, elles sont insidieuses. Elles filent à travers les mailles du filet. Quand elles sont libérées, il faut vite les utiliser pour qu'elles se détruisent. Sinon elles se multiplient, grossissent, et il faut faire un énorme travail sur soi-même pour les ranger dans la boîte. Les mauvaises idées sont nocives, dangereuses. Je dois faire attention, ne pas mourir avec elles.
Je reviens à grand-maman. Le décor change. Une chambre triste avec une armoire, un miroir, une chaise, un lit double. La femme est assise sur le lit. Elle a maintenant un enfant, un bébé. Elle pleure. Pourtant elle tient sa boutique de sucreries. Dans mon imagination, c'était son rêve. Elle a tout. Pourquoi pleure-t-elle ?
Je mets mon imagination en pause et je vais voir Maman. « Pourquoi sa vie est compliquée, à madame Blanchet ? ». Maman me dévisage, moi et mes yeux que je charge d'innocence et de malice. Elle s'assied et attend, pour voir si je vais abandonner. Non, Maman, j'attends. Elle soupire et commence son récit.
Un peu plus tard, je remonte deux à deux les marches menant à ma chambre.
Voilà. Maintenant je sais.
Sa vie à madame Blanchet, c'est une horreur. Elle serait contente de savoir que je lui ai refait une enfance. Mais elle ne saura pas tout ça.
Je lui ai écrit sur un bout de papier rose parfumé à la fraise : « Madame, ne vous inquiétez pas ; vous ne le savez pas, mais moi, je pense à vous. Vous existez bien. »
Et sans signer, je l'ai glissé sous sa porte.
Papillon ridé, le lendemain s'est envolé...
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