Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je ne sais vraiment plus. Peut-être même que je suis morte.
Depuis qu’ils nous ont attrapés, j’ai perdu mes sens.
« Où suis-je ? » Cris-je.
C’est inutile. Je n’entends pas ma voix. Il me semble même que je l’ai oubliée.
Mes souvenirs sont flous. Lorsque j’essaye de réfléchir, je ne vois que des fractales. Je crois que je m’appelle VA-732, et que j’ai tué mon collègue Jeremy.
J-Jeremy ? Mais qu’est-ce que je viens de dire ? P-Pourquoi ai-je tué Jeremy ?
Je me souviens aussi avoir été déportée dans un camion rouge avec un tas de gens. Ils étaient tous bizarres, non civilisés. Ils employaient des verbes comme « sentir » et « aimer ». Je dois me taire ! J’ai la nausée en prononçant ces verbes, même dans ma tête.
J’essaye de marcher, mais cela me requiert un effort mental colossal. Quelque chose m’attire vers le bas. Mon corps est si lourd ! Je ne sais pas si je suis dans le noir ou si j’ai les yeux fermés, mais il me semble que mes paupières s’alourdissent.
*
J’ouvre les yeux. Mon corps est placé dans une salle immense. Avec un tas d’autres corps encore endormis, nous formons un cercle au centre duquel il y a une tour. Une tour candide au milieu de cette boucherie héroïque.
Je suis sans doute en prison pour avoir tué Jeremy, mais il n’y a aucune cellule. La seule cellule à laquelle je puis penser est le huis-clos sinistre dans lequel je me trouvais il y a quelques instants.
Le noir. Les fractales.
Je ressens le poids d’une main sur mon épaule. Je tourne la tête, et j’aperçois Jeremy.
« Tu n’es pas mort ! Je me souviens que je t’ai tué ! Je m’en souviens parfaitement ! » Lui dis-je en criant.
- Caroline, je t’expliquerais tout dans quelques instants. Nous devons sortir de là ! Me dit-il.
- C-Caroline ? Je m’appelle VA-732 ! Lui dis-je alors qu’il me faisait avaler du Bromazépam.
*
Jeremy m’a emmenée dans un appartement qui ne ressemblait pas à ceux que je connaissais. Je n’avais jamais vu un immeuble constitué d’un seul étage auparavant. Il me dit que ceci se nommait « maison ».
Jeremy s’est approché pour me prendre dans ses bras. Hormis le fait que je me suis sentie étrangement bien, je l’ai rejeté. Je ne le reconnaissais plus. Jeremy obéissait toujours à la loi. Le désespoir l’a sans doute plongé dans le tabou et la barbarie. Frustré, il me dit : « Je comprends... C’est l’effet du Panopticon 2.0. Ils ont modifié tes souvenirs comme ils comptaient me le faire, Caroline. Il y a deux jours, nous avions décidé de nous marier en cachette, parce que nous nous aimons ! »
- Mais qu’est-ce que tu racontes ? Les mariages sont interdits, et je n’aurais jamais enfreint la loi. Toi non plus, Jeremy.
- Celui qui intègre le Panopticon 2.0 est lobotomisé et condamné à rester dans le noir jusqu’à ce qu’il meurt ! Tu étais dans une simulation, Caroline ! Tu vois la tour au milieu ? Elle regorge d’écrans permettant à un garde de surveiller les captifs durant leurs simulations. Notre gouvernement a recours au Panopticon 2.0 pour écarter ceux qu’il nomme « valeurs aberrantes » de la société. Il le fait pour maintenir l’ordre social. Toi et moi avons essayé de nous marier. Nous avons commis une erreur, du moins pour le système. Ils ont donc introduit dans ta mémoire un faux souvenir dans lequel tu m’as tué pour te mettre en prison, dans le Panopticon 2.0. Ils t’ont aussi fait croire que tu t’appelles VA-732 parce que tu es probablement la 732ème valeur aberrante qu’ils détectent.
- Puisqu’ils pensent que nous sommes des valeurs aberrantes, pourquoi ne nous ont-ils pas tués alors ?!
- Parce qu’il est immoral de tuer, Caroline. Si le système nous tuait, il serait lui-même perçu à l’instar d’une valeur aberrante. Avoir recours au Panopticon 2.0 permet au gouvernement de prouver qu’il est toujours en contrôle, qu’il surveille nos moindres décisions, nos moindres mouvements. Il lui permet de montrer qu’il est omnipotent. D’ailleurs, même si tu as été lobotomisée, ils ne te rendront pas ta liberté parce qu’ils pensent que tu suivras le même chemin que tu as suivi avant, celui de la déviance.
- Mais qu’est-ce que tu racontes ?! Pourquoi ne t’ont-ils alors pas attrapé comme moi et les autres ?
- Parce que... Parce que j’ai créé le Panopticon 2.0... C’est pour cela que j’ai pu te faire sortir. Je suis la seule valeur aberrante qu’ils ne pourront pas garder captive. Leur seul corrompu. Leur seul déviant.
- Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Ecarter des milliers d’individus de la société ? Pourquoi ? Pour assurer le bonheur du plus grand nombre au détriment des déviants ? Au détriment de ceux qui méritaient de vivre libres comme nous voulions ? Comme tu voulais !
- Ne m’en veux pas. J’ai uniquement proposé le modèle du Panopticon 2.0. Ils ont fait leurs ajouts ! Je ne savais pas qu’ils...
- Qu’ils ?
- ...Qu’ils remplaceront les valeurs aberrantes pas des clones conformes au système. Ce n’était pas mon idée ! Je crois qu’ils le font pour prouver l’absence de valeurs aberrantes dans le système. Pour prouver sa fiabilité. Je fais semblant de ne pas le remarquer, mais il y a une autre Caroline qui se présente chaque jour à la firme.
- Je ne veux pas en savoir plus, Jeremy. Quelle est la solution ? Je veux en finir ! Je ne vivrai pas le restant de mes jours ici alors qu’une autre Caroline bénéficie de tout ce que j’ai forgé durant ces longues années.
*
- Une révolution !
Nos cerveaux ruminaient ce mot avant de dormir. Révolution. En boucle.
La révolution est taboue dans notre système. La sérotonine est présente en tout. Dans les boissons, dans les boites à conserve et même dans les légumes.
Les pauvres sont heureux d’être pauvres. Comment leur prouver qu’ils auraient pu bénéficier d’une vie meilleure, mais que ceci ne faisait pas partie du plan que le système leur avait destiné ? Comment leur dire que s’ils déviaient de ce plan, ils seraient envoyés au Panopticon 2.0 pour être lobotomisés et condamnés à une mort virtuelle ?
*
Jeremy s’est réveillé, et m’a dit qu’il avait un plan. La nuit lui avait porté conseil.
Nous nous sommes précipités vers la firme où une autre Caroline, Caroline’, mon double civilisé, jouait mon rôle.
Je me suis cachée, et Jeremy s’est débrouillé pour apprivoiser Caroline’ au centre du département. J’ai avancé, et me suis tenue debout à coté de mon double. Malgré le sentiment de terreur qui s’est emparé de moi, j’ai affiché un visage impassible.
Caroline’ s’évanouit.
Nos collègues commencèrent à crier de rage. « J’ai peur ! » Dit l’un. « Je me sens mal, » dit l’autre. « Le mythe des jumeaux ne peut être vrai ! » Dit un troisième. Un tel évènement les a rendus fous. Le système les avait habitués à la routine et à l’absence d’aléas.
Jeremy et moi leur avons tout expliqué.
*
Une infime flamme de conscience est suffisante pour brûler tout un système. L’annihiler. Le Panopticon 2.0 est aboli.
« Qu’en est-il de nous ? » Me dit Jeremy.
- Penses-tu réellement que l’amour existe ? Que nos sentiments ne sont pas juste les fruits d’une admiration éphémère ? Lui réponds-je.
- Je ne sais pas s’il existe, mais je sais qu’être à tes cotés et t’aimer me rendrait heureux. Cela te rendrait-il heureuse aussi, Caroline ?
Note au lecteur : Le Panopticon est une forme de prison établie par Jeremy Bentham au 18e siècle, d’où le nom de Jeremy dans la nouvelle. Cette notion a ensuite été reprise par Michel Foucault. J’ai essayé d’imaginer un Panopticon 2.0 qui répondrait aux besoins d’un système futur qui frôle la dystopie. Je vous laisse deviner le reste !