Ouvrir le chemin

Je m'appelle Kathrine Crauford et j'ai 9 ans. L'autre jour, dans mon école, on nous a demandé ce qu'on voulait faire plus tard. Et moi, j'ai répondu que je voulais être coureuse de marathon. Je veux être comme Kathrine Switzer. Ma maman est sa copine depuis toujours. Ma maman court aussi avec elle et elle m'a donné son prénom. Et moi, je trouve que c'est pas juste qu'une femme ne peut pas courir le marathon. C'est interdit.
Heureusement, Kathrine Switzer le 19 avril 1967 a montré qu'on pouvait. Le 19 avril, il y a un monsieur, quelqu'un qui s'occupait de la course, qui a voulu lui arracher son dossard au début. Heureusement, Mike l'a poussé sur le côté et l'a défendue. Mike, c'est son amoureux, un lanceur de marteau très fort.
Elle était belle ce jour-là avec son rouge à lèvres, son maquillage.
Il y a des gens qui disent que les femmes qui courent deviennent des hommes. Moi, je cours aussi dans le parc depuis deux ans et je ne suis pas un garçon. J'adore les robes et le maquillage de mam quand je peux lui en prendre. D'autres personnes disent que les femmes qui courent sur la route ne seront pas des mamans plus tard. La poche des bébés peut tomber. C'est ma maman qui m'a expliqué que des gens disaient cela. Mais elle, elle m'a eue même si elle a couru sur la route. Tout cela, c'est des mensonges
Alors, c'est sûr, dès que je pourrai, je courrai le marathon. Comme ça, elle ne sera plus seule, Kathrine Switzer. Et puis, plus on est nombreuses, plus on pourra se battre pour être des championnes de marathon dans le monde. Comme dit ma grand -mamie qui m'encourage aussi : « les femmes, c'est la moitié de l'humanité ». Merci d écrire ma lettre dans votre journal.

Lettre envoyée au « Washington Post » le 19 mai 1967

Le 5 août 1984

Editorial paru dans mon journal « sport féminin »
« A cœur ouvert »
Il y a 17 ans, je me souviens avoir envoyé une lettre au « Washington post » dans laquelle je donnais mon point de vue. Après le marathon de Kathrine Switzer du 19 avril, c 'était celui d'une gamine de 9 ans, Je souris de l'aplomb que j'avais à l'époque, mais j'avais déjà un sens de la justice bien affirmé. Il est vrai que, dans ma famille, entourée de sportives et sportifs , je n'en avais pas été dissuadée. Alors que je n'y croyais plus à l'époque, le journal l'a publiée dans le courrier des lecteurs. C'est là que l'aventure a commencé :
Par la suite, j'ai reçu un grand nombre de témoignages de petites filles vivant dans tous les états des Etats-Unis. Tout comme moi, certaines qui avaient des qualités physiques et qui couraient le cross country, seules ou dans leur club sportif, ont affirmé plus tard devenir des Kathrine Switzer. Son exemple avait fait des émules.
Après son premier marathon du 19 avril 1967, elle a ouvert le chemin en militant pour faire reconnaître cette épreuve comme discipline olympique féminine. Merci Kathrine Switzer.
Et c'est grâce à elle, que Joan Benoît, la première femme médaillée olympique, a remporté aujourd'hui l'or en 2 heures 24 minutes et 52 secondes. Je le souligne.
J'ai eu, comme elle, envie de me rendre utile aux autres. Après des études de journalisme, j 'ai réussi à créer, non sans difficultés, ce mensuel dédié au sport féminin. Les femmes ont besoin de se sentir reconnues et médiatisées. Je travaille avec une équipe restreinte et les premiers tirages m'ont rassurée. Oui, j'ai eu raison de mettre en lumière les exploits féminins et les records dans toutes les disciplines et de m'intéresser aux championnes et à leur parcours, à leur vie de femme. J'ai bien sûr un faible pour le marathon et vous trouverez en page 15 le message que j'adresse à toutes nos spécialistes de cette course mythique que j'ai pratiquée et que je pratique encore....


Hello mes sœurs !

Voici notre cri de ralliement. Celui qui vous fera relever la tête, celui qui vous rassurera, qui vous guidera vers la victoire. Car vous êtes celles qui gagneront. Vous en avez le pouvoir. Vous avez tant couru, tant franchi de lignes d'arrivée, tant fait vôtre ce mantra «  femmes fortes, femmes battantes ».Vous êtes les meilleures parce que vous l'avez décidé.

C'est qu'il en fallu du temps pour que vous soyez autorisées enfin à participer au marathon. Depuis cette bataille mythique...2464 ans exactement.

Celles auxquelles vous êtes confrontées, du monde entier, répètent aussi ce mantra. Elle le psalmodient peut-être. Elles aussi ont affermi leurs muscles, les ont endurcis au fil du temps. Dès le plus jeune âge, elles ont retrouvé tous les jours le plaisir innocent de sentir le vent sur leur visage, de se penser légères sur les chemins de campagne, les pistes du bush, celles des Andes ou d'ailleurs. On ne devient pas championne par hasard. C'est une longue route. Elles ont, comme vous, recherché ce souffle au creux de leurs poumons pour retrouver l'énergie et avoir le pouvoir d'essayer encore et encore pour gagner quelques secondes et triompher du doute.

Hello mes sœurs! Vous, nos adversaires : c'est qu'il a fallu, tout comme nous, combattre les esprits narquois qui vous raillaient, oublier les mots blessants qui vous rabaissaient. Eloigner les corvées familiales prédestinées au sexe féminin pour avoir le temps de vous entraîner et quand ce n'était pas possible, courir la nuit quand le sommeil accable les autres. Vous avez gravi tous les obstacles, toutes les marches, rêver même, de vous hisser sur celles d'un podium et y réussir !.
Vous avez chacune une histoire. Mais souvent, de belles personnes vous ont aidées quand vous étiez démunies, tout comme nous, en payant nos stages, nos tenues, nos déplacements, en nous encourageant tout simplement et même en enregistrant nos progrès, au début, avec un simple chronomètre. Un parent, un mari, un ou une amie qui croyait en vous, avant d'avoir un entraîneur ou entraîneuse attitrés.

Comme nous, ces adversaires auxquelles nous nous opposons pendant les championnats, ont relevé des défis insensés. Partout. Dans un air tremblant et brûlant, sur les pistes dorées des dunes, sur les regs aux cailloux coupants. Le long de plages soyeuses, les jambes éclaboussées par les vagues mourantes. Comme nous, courir dans les montagnes, enchaîner les dénivelés. Le cœur qui cogne, qui tape, l'air plus frais ou plus rare. Au cœur de votre solitude, la douleur peut alors battre en retraite, simplement elle.
Et mentalement, éviter les erreurs, suivre les recommandations au début et puis, se connaître, s'en affranchir peu à peu. Corps adapté, mental d'acier.

Hello mes sœurs !
Regardez comme vous êtes belles ! Regardez comme vous avez prouvé que sans vous le monde serait moins brillant, moins parfait. Sentez comme le projet du triomphe vous galvanise. Vous êtes indomptables, vous vous êtes dépassées, surpassées. C'est cette union fraternelle, au-delà des médailles, qui vous donne cet aplomb, cette aisance. Regardez comme vous avez enfin occupé votre place dans votre discipline, dans la grande communauté, celle qui compose la moitié de l'humanité.