Oui, Maître

- Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître. Criais-je à l'homme de deux mètres posté en face de moi.
- Je ne suis pas ici pour t'assener des coups, mais tu comprendras assez tôt pourquoi ici je suis le maître. Face à moi plus rien ne compte. Ce n'est qu'une question de temps avant que tu ne deviennes plus rien.
- Comment ça avant que je ne devienne plus rien ?
- C'est marqué là !

En pointant de ses longs doigts squelettiques, l'étrange horloge qu'il faisait apparaitre instantanément dans son autre main.

- Dans un jour tu seras à moi, Djamal. Tu mourras.
- Mort ? mais... mort ? Comment ça mort ? Je suis pourtant bien là.
- Aaha !! Je ne suis ici que depuis 1700 ans et je me régale à chaque fois. Pauvre humain. Regarde bien autour de toi et dis-moi si cet endroit t'est familier.

C'était à ce moment précis que je pris conscience de ce qui se passait. Je me rendis compte que j'avais perdu toute notion du temps et d'espace. Je ne connaissais pas quel jour on était et encore moins l'endroit précis où je me trouvais. Je ne savais pas comment j'avais fait pour me retrouver là. Je remarquais premièrement cette gigantesque pleine blafarde pale qui dominait le ciel et donnait cette apparence de pénombre géante et sans aucune vie à l'endroit où je me trouvais.

- Non ! Il est hors de question que je sois mort, ou que je sois sur le point de mourir. Il en est hors de question tout court. On a tellement besoin de moi là-bas. Je ne laisserai personne m'emmener !
- Jamal, c'est bien ça ?! Alors, tu devras savoir que je n'ai que faire de ton approbation et de ce que tu représentes dans l'autre monde. Ici c'est moi le maître, plus vite tu l'accepteras, mieux ce sera.

Ma mort. Cette phrase résonnait en moi avec une pleine puissance qu'elle réussit à me faire me reposer sur mes genoux. Au vue du scénario, j'étais à la merci de celui dont je rechignais l'idée d'appeler maître.

- Je me sens seul. J'ai peur. Lui confiais-je.
- Je comprends ce que tu ressens. Face à la mort, la solitude se transforme en peur. Car la mort est une juge. Un raffineur de conscience et de bonne volonté, mais aussi de mauvaises actions et d'émotions fébriles. Elle consolide ou anéantit les pensées, les émotions et même et les actes prémédités. Nous mourons tous avec des imperfections, accumulées durant toute notre vie sur terre. Alors devant la mort, toutes ces imperfections resurgissent de façons brutales et l'impact que cela a sur nous est maintenant décuplé.
- Tu as dit qu'il ne me restait qu'un jour. Mais pourquoi je suis donc ici, si je ne suis pas encore mort ?
- Toi seul pourras apporter la réponse à ta question. Je ne suis ici que pour t'amener. Mais pour que je le fasse, il faudrait que ton temps soir expiré.

Le vieil homme de deux mètres disparut instantanément dans un nuage sombre et je restais seul dans cette dimension inconnue attendant ma fin.
La nuit était sombre et froide. Les chouettes dans les arbres rentraient leur tête dans leur cou étouffé par leur plumage. Le long du sentier isolé, je marchais l'air angoissé, jusqu'au niveau d'un lac calme, en ruminant les mots et les pensées qui n'existaient surement pas. Tout était silencieux, et je restais avec l'unique personne avec qui je ne voulais être, moi.
C'était triste, car, et s'il ne me restait véritablement qu'un seul jour, je n'aurais pas aimé être avec moi. J'aurai aimé être avec les gens que j'aime, j'aurai aimé continuer de rester avec eux en essayant de perpétuer la liste des choses que j'aurai voulu faire en leur compagnie.
Comme une réalité qui soudain entrait en résonance avec ce désir de m'accrocher à un espoir de rédemption, cette réalité me rendait plutôt triste, et estompait tout espoir d'un éventuel optimisme. J'eus les souvenirs exacts de toute ma vie. Du comment je suis mort.
Je vouais ma vie à une bonne cause, et voilà qu'aujourd'hui, je croupis sans doute sur le poids des exigences que je me fusse assuré de respecter. Je m'étais levé, j'avais décidé d'entrer dans une guerre et peut-être qu'en ce moment je continuais d'être en plein combat.
Je n'avais pas d'enfant. Ma famille qui était à ce que je devrais croire, se trouvait dans une autre dimension. Elle ne se doutait peut-être de rien, surtout si on ne leur avait pas encore informé que leur fils et frère avait été victime d'un accident, en allant d'urgence sauver des vies dans une ambulance.
En essayant de sauver des vies, j'avais perdu la mienne. C'était ce que le monde percevra. Mais je me dis que j'ai continué de sauver des vies jusqu'à ma fin.
Les secondes passaient, des minutes, des heures. Je sentais mon humanité me quitter. J'étais là, j'assistais à mon départ impuissamment. Je perdais douloureusement des souvenirs que je n'avais pas : des enfants qui m'attendraient à la maison, le baiser que je déposerai sur la joue de ma tendre épouse avant qu'elle ne s'endorme, notre maison de campagne qui subitement s'infiltrait dans ce souvenir pourtant je n'en avais jamais désiré.
Je perdais les souvenirs de mes jours de veilles successifs auprès des malades, nos parties de cartes avec Siham et Rami. Les sourires des patients qui avaient pourtant tout pour ne pas être heureux connaissant leur état. Les remerciements, les salutations avec plein de sollicitude, ou encore des adieux déchirants. Je m'étais dit à cet instant que c'était terminé, il ne restera plus rien de moi, plus rien.
Mes pensées disparaissaient dans une sorte de vide. Mon identité enseignée par le temps et mon environnement m'était devenu étranger. Je n'étais qu'une sorte de substance qui témoignait l'être originelle que j'étais avant la création.
Une lumière vive et aveuglante de forme humaine parvint à moi. Cet homme avait en lui, l'assurance, la quiétude, la paix, l'amour et cette espérance capable d'apporter aux damnés tout espoir de libération. Sans aucun échange verbal ni physique, nos âmes entraient en résonances ; je tombai à ses pieds. Et je fis face à des réalités auxquelles je ne devrais plus avoir de doute.
Continuer de se battre pour apporter ou maintenir la justice dans un monde corrompu et obscur avait un sens. Prôner l'amour inconditionnel, le don de soi, l'empathie n'était pas une cause perdue ou juste pour les faibles, mais étaient la marque propre de notre être qui s'exprimait sans aucun filtre, sans aucune interférence.
Apporter du sourire, être présent pour les autres, les écouter est des qualités quasi absentes dans une société de bruits où tout le monde parle, où il n'y a plus de place pour une écoute profonde et dépourvue de tout jugement ; et dont tout le monde préfère taire ses démons par protection ou par conformisme, la vie devenant à cet effet une sorte de bal masqué.
Alors, je savais pourquoi j'étais là, m'étais-je dis. J'avais perdu cette foi. Celle-là qui me faisait croire à la vie et permettait de me battre pour ce que je pensais être juste. J'étais entré dans cette complaisance malicieuse et envoutante du pouvoir et des biens matériel, faignant de ne pas savoir qu'avec le temps il devait avoir cet inter-échange de personnes et d'idéaux. J'allais finir par devenir la personne miroir même de la société que je combattais.
Et maintenant, est-ce que j'avais une chance de tout réécrire ? Visiblement, je n'avais plus que ce regret à la gorge, et des larmes signifiant la perte de mon humanité.
La lumière en face de moi s'était mise à rayonner plus puissamment que j'en étais aveuglé. Instinctivement, je me couchais face contre le sol. Et après un long moment d'écoute silencieuse, j'acquiescé par un oui, maître.

- C'est terminé, on ne peut plus rien.
Quelle heure il est ?
- 21h 57... ripostait Aya, malheureuse. Puis, ajouta : la justice ou la chance n'existe véritablement pas. c'est triste.
- Si, elle existe, juste avoir la foi. Disais-je, d'un air poussif, en ouvrant délicatement les yeux.