Où me suis-je plantée ?

Sylvia regarde son nouvel appartement. C’est beau, juste comme un hôtel ! Elle scrute tout : les surfaces propres, les nouveaux tissus d’ameublement, le tableau fait en chine représentant des animaux de la ferme, un miroir qui donne l’impression que la salle est plus grande et surtout la fougère artificielle au coin. « C’est parfait ! » se dit-elle.

Elle s’assied sur le canapé très moderne qui gratte un peu la peau. Allongée, elle prend machinalement son téléphone et avec son doigt impeccablement manucuré, elle ouvre son appli de Facebook qui lui demande tous les jours « exprimez-vous ».

Sans taper un mot, Sylvia répond, « D’accord, je vais m’exprimer... J’ai abandonné ma vie mal rangée et toutes les choses qui m’y enchaînaient... Je n’ai plus besoin de désherber le jardin, ni d’épousseter toute l’argenterie. J’ai obtenu un garde-meuble, et toute ma vie passée est là-bas ou bien partie pour de bon. Le plus important est qu’il ne faut pas que je flatte l’ego de Mark encore une fois. » Mais, elle décide presque immédiatement de ne pas publier toutes ces pensées.

Elle fait défiler l’écran : « Comme elles sont mignonnes, ces chaussures ! Mais trop chères. »

Elle continue, lentement : « Une autre publicité. Oh, Laura a cette robe ! Elle n’est pas aussi belle sur Laura. »

Un peu plus loin : « Oh, voilà Julia avec sa famille parfaite-pour-la-télé ! Mais ma chère, Julia, tout le monde sait que ta fille a triché aux partiels de l’université et que ton fils vient de finir son programme de désintoxication. »

Et là, en faisant défiler l’écran, son cœur se glace. Mark a publié une photo ! Et il est avec sa nouvelle copine. « Il est bizarre. Et regarde cette bimbo avec lui ! Bien sûr, elle doit mettre toute sa poitrine 100 D en avant. J’imagine qu’il m’aimerait encore si j’avais un corps comme elle ! »

Elle tombe sur un autre commentaire : « Mark a publié encore une fois ? Tiens, c’est un lien vers un article louche qui s’appelle Iboga du Gabon. » Sylvia réagit : « Oui, bien sûr ! Il doit toujours se faire passer pour l’intello de service et l’expert des trucs obscures. »

Elle continue : « J’imagine qu’il ne l’a même pas lu. Quel frimeur ! »

Sylvia clique sur le lien de l’article et elle commence à lire : « Iboga, une plante psychotrope utilisée dans les cérémonies traditionnelles au Gabon, a été découverte par la communauté internationale à la recherche d’adrénaline. Des visites organisées s’arrangent partout pour les personnes qui cherchent une expérience intensive. »

Elle se dit : « Mark n’est jamais allé au Gabon. Il est à peine sorti de l’état de New York. Et je suis sûre que cette Barbie n’a même pas de passeport ! »

« Peut-être que je devrais voyager au Gabon. Pour lui montrer. Je serais la personne qui publie, pas seulement un article mais j’aurais des photos authentiques. Ça serait très cool ! Mark serait impressionné. Et aussi Julia, Laura, tout le monde serait charmé. C’est cela que je ferais. Rien ne me retient dans mon nouvel appartement. Je suis libre ! »

Sylvia termine l’article et remarque qu’il y a un lien vers un entretien avec un chaman. « Oh, ça serait super chouette de prendre une photo avec un chaman comme cet homme. Ça pourrait être mon image de profil ! Mon Dieu, je peux acheter un billet d’avion cet après-midi... Tous les likes ! J’imagine déjà... »

Elle clique sur le lien de la vidéo du chaman et elle la regarde attentivement. Le chaman avance : « La cérémonie d’Iboga est un chemin vers la compréhension mystique... »

Elle se dit : « Ça c’est génial. Tellement année 60 ! Personne ne va croire que j’ai fait ça. »

Le chaman continue : « La plante est sacrée et on doit la respecter comme un messager entre ce monde et celui des esprits. La plante est à l’image d’un pont entre le passé et le futur. »

Les mots du chaman immobilisent Sylvia. Elle pense à son passé ; ses souvenirs sont emballés et entreposés dans ce garde-meuble.

Le chaman continue : « Trop d’étrangers veulent manger Iboga pour de mauvaises raisons. Au lieu de voyager pour atteindre notre plante sacrée, ces personnes doivent chercher ce qui est sacré en eux. Autrement dit, à la place de voyager pour l’exotisme du Gabon, ces personnes ont besoin de se connecter à leur propre terre, leur propre peuple et traditions et même leurs propres plantes. »

Elle veut écouter plus de pensées sages de cet homme, mais à ce moment-là, la batterie de son smartphone lache. L’écran devient tout noir et il ne réfléchit rien d’autre que son propre visage qui a un air tendu même avide. Et puis, en soulevant son menton, elle observe son appartement, c’est-à-dire toute sa nouvelle vie. Dans sa tête, les mots du chaman résonnent : «... ces personnes ont besoin de se connecter à leur propre terre, leur propre peuple et traditions et même leurs propres plantes. »

Elle se demande : « Où est ma terre ? »
Et elle s’avoue : « Pas ici, à côté de cet immeuble. »

« - Où est mon peuple ?
- Sur Facebook ? Je ne le crois pas. »

« - Quelles sont les traditions importantes à mes yeux ?
- Ah. Faire du shopping ? Se faire manucurer ? C’est triste ! »

« - Et mes plantes ?
- Je n’ai que cette fougère artificielle, là, dans l’angle. »

Elle regarde encore l’écran sombre. Le chaman a bien dit « de mauvaises raisons. » Elle pense : « J’ai de mauvaises raisons. C’est à dire, j’ai EU de mauvaises raisons. »

En regardant le téléphone encore une fois, Sylvia hoche la tête comme une façon de remercier le chaman. « J’ai des choses importantes à faire cet après-midi : je ne vais pas acheter de billet d’avion. Je vais tendre la main à Julia. Je vais exposer quelques pièces de l’argenterie pour faire de chaque jour un nouveau jour comme ma grand-mère le faisait. Et plus important, je vais me mettre à planter quelque chose, ici, dans ma nouvelle vie. En fait, je dois me planter, me cultiver. J’ai de bonnes raisons à faire tout ça. »