Nouvelles
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Université des Comores - Comores
Ose le dire par l’écrit ou l’oral
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
C'est ce qu'elle disait parfois, le regard éteint, la voix paisible. Comme si son passé s'était effacé de lui-même, sans laisser de trace. En vérité, elle se souvenait de tout. Le corps, lui, n'avait rien oublié. Il gardait en mémoire des gestes, des souffles, des silences que la mémoire aurait voulu effacer. Elle n'était pas née sans histoire. Elle portait en elle une brisure ancienne, aussi réelle que sa peau.
Elle avait huit ans, ou peut-être sept. Elle portait ce jour-là une robe bleue, ornée de petites fleurs blanches. Elle s'en souvenait précisément. On lui avait dit qu'elle était jolie, bien élevée, douce. Il l'avait dit aussi. Il avait souri. Il avait parlé d'une voix calme, presque affectueuse. Il lui avait dit qu'elle était spéciale, qu'elle pouvait lui faire confiance. Il avait tendu la main, et elle, dans l'innocence tranquille de l'enfance, avait pris cette main-là.
Elle n'avait rien compris, pas tout de suite. Puis il avait fait ce qu'aucun adulte ne devrait faire à un enfant. Elle n'avait pas crié. Elle s'était simplement figée. Son corps s'était éloigné d'elle, comme pour ne pas sentir. Le monde avait ralenti. Le silence s'était installé, épais, durable.
Les jours avaient repris comme si de rien n'était. L'école, les jeux, les repas. Autour d'elle, les enfants riaient, couraient, chantaient. Elle aussi, en apparence. Elle imitait les gestes, les mots, les rires. Mais elle n'était plus tout à fait là. Quelque chose en elle s'était refermé. Une voix intérieure s'était tue. Elle était devenue muette de l'âme.
Il ne l'avait pas frappée. Il n'avait pas menacé. Il avait pris ce qu'il voulait sans laisser de marque visible. Et parce qu'il n'y avait pas de blessure apparente, elle n'a rien dit. Ni à sa mère. Ni à ses tantes. Ni à ses professeurs. Elle avait peur de n'être pas crue. Peur qu'on dise qu'elle exagérait, qu'elle ne comprenait pas. Elle espérait que si elle restait silencieuse assez longtemps, tout cela s'effacerait.
Mais le silence ne guérit pas. Il creuse. Il pousse dans les gestes, les regards, les nuits blanches. Il devient un langage, un masque, une prison. Pendant longtemps, elle a fui les regards, tremblé au moindre contact, souri trop fort pour masquer les pleurs. Elle se haïssait sans nommer pourquoi.
Elle aurait voulu oublier. Mais il n'y avait rien à tourner, ni page, ni livre, ni chapitre. Juste un vide. Et une question obstinée : pourquoi elle ?
Et puis un jour, elle a rêvé. C'était la nuit, et dans son rêve, elle se mariait. Elle portait une robe ivoire, simple et belle. Il l'attendait, debout sous un ciel d'été. Elle l'aimait. Doucement, sans le connaître vraiment. Il lui tendait la main, et elle la prenait. Dans la chambre nuptiale, il lui disait des mots tendres, il lui demandait de le rejoindre dans leur lit — leur nid, disait-il, leur abri. Elle le regardait. Elle voulait l'aimer, vraiment. Mais tout à coup, elle se mettait à pleurer. Non parce qu'il était brusque ou dur, non. Parce qu'elle avait peur qu'il découvre qu'on lui avait arraché sa fleur dans un désert. Elle avait peur de ce regard qu'il aurait peut-être, ce soupçon, ce silence. Peur d'être perçue comme une femme abîmée, privée d'innocence, incapable d'aimer sans trembler.
Elle s'était réveillée en larmes.
Ce rêve ne l'avait pas quittée. Il lui avait fait comprendre que la blessure était encore là, tapie, vivace. Alors, ce jour-là, elle avait pris un stylo. Trois phrases. Dix. Une page. Et elle avait continué. Ce n'était pas prémédité. C'était vital.
Depuis, elle écrivait. Non pour devenir écrivaine. Mais parce que l'écriture la sauvait. Dans ses carnets, elle déposait ses souvenirs, ses hontes, ses élans. Écrire, c'était respirer à nouveau. C'était reprendre possession d'un corps longtemps déserté.
Elle avait trouvé refuge dans les livres, et un jour, elle s'était inscrite à l'université, en Lettres modernes. Elle lisait Duras, Ernaux, Yourcenar, Cixous. Elle admirait leur manière de nommer la douleur, sans détour, sans pudeur factice. La langue était devenue son alliée. Elle apprenait à décortiquer les textes, à débusquer les silences dans les phrases, à saisir l'implicite dans l'ombre des mots.
Son mémoire, qu'elle rendrait en juin, portait sur la mémoire traumatique dans la littérature féminine contemporaine. Elle avait choisi ce sujet parce que, sans se l'avouer, elle y cherchait quelque chose d'elle-même. Lire les autres lui permettait de mieux se comprendre. Écrire sur les autres lui donnait le courage d'écrire sur soi
Elle n'était pas guérie. Mais elle allait mieux. Elle marchait. Elle se redressait. Elle n'attendait plus de justice. Elle n'espérait plus d'aveux. Mais elle croyait aux mots. À leur puissance douce. À leur manière d'ouvrir des portes intérieures.
Ce texte, elle l'envoie pour un concours. Ce n'est pas pour cela qu'elle l'a écrit. Elle l'a écrit parce qu'il fallait que ça existe. Parce qu'il fallait que ça sorte. Parce que peut-être, en le lisant une une autre comprendrait qu'elle n'est pas seule. Qu'elle n'est pas coupable. Qu'elle n'est pas brisée.
Elle n'écrit pas pour gagner. Elle écrit pour que le silence perde