On entendait le chant des sirènes.

« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître », venait de marteler Erzulie, dans une cave où elle était attachée sur une chaise depuis deux jours par Adrien et ses trois sbires.
Adrien était ébranlé mais ne montrait rien. Ses rides étaient les seuls plis de son visage ; les émotions n'y avaient plus de place depuis fort longtemps. Il a feint de rire pour mieux dissimuler sa gêne.
« Vraiment, Erzulie ? » a-t-il demandé suite à sa feinte.
― Comme vous l'entendez ! a répondu Erzulie. »
Elle avait le visage enflé par les coups. Le sang y ruisselait et s'échouait tristement sur son chemisier bleu.
Adrien n'avait qu'un objectif : le nom de toutes les personnes impliquées dans l'incendie de son entrepôt. Il a sorti à plusieurs reprises un coupe-cigare de la poche intérieure de sa veste, et trouvait toujours un truc à trancher : une tresse de dreadlocks pour faire pression, ou une phalange pour faire souffrir. Erzulie criait toute la souffrance de sa gorge mais ne se pliait guère.
« Je suis le maître de tout le monde ici, au village de la mangue-juteuse, toi y compris, Erzulie. Plus vite tu l'accepteras, mieux ce sera pour toi et moi.
― Vos menaces ne prennent pas. »
D'un coup sec, Adrien recommençait à chaque fois et disait :
« Fais que ce soit le dernier bout que je coupe, s'il te plaît, Erzulie. Qui était avec toi ?
― J'ai foutu toute seule le feu dans votre cargaison de malheur.
― Toi ? Seule ? Non ! Des policiers ? Des voisins ? Dis-moi.
― Les voisins ont tous peur de vous, et vous avez acheté trois-quarts des policiers. »
En enfilant l'auriculaire de la main gauche d'Erzulie dans sa guillotine en miniature, Adrien s'est mis à parler longuement. Il s'écoutait, et s'émerveillait par moments de ses mots tranchants sur un fond calme. L'otage pissait encore plus le sang et n'avait presque rien entendu. Elle qui connaissait les promesses détournées des bandits de grands-chemins se croyant tout permis. Aussi était-elle convaincue que seulement de mauvais vents pouvaient provenir d'un gang en costume et cravate. Alors les mots du tortionnaire se cognaient et s'éteignaient aux coins de la cave sombre, où elle était retenue, frappée et mutilée.
Erzulie se cramponnait à sa conviction et n'ajoutait rien de plus à ce qu'elle avait dit jusque-là. « Tant pis », pensait-elle. Pour elle. Et tant mieux pour les autres qui n'auront jamais à se tenir devant le canon d'une arme parmi celles qu'elle a fait brûler. C'est donc avec peu de regrets et beaucoup de bravoure qu'elle encaissait les coups. Ce qui, d'un autre côté, même s'il se gardait de le montrer, agaçait au plus haut point Adrien qui menaçait toujours avec le même calme.
« Je me fous que tu veuilles te faire passer pour une martyre. Si je ne te fais pas encore buter, ce n'est pas par peur de représailles. Ce n'est pas non plus pour ma fille. Si je me retiens, c'est uniquement pour ne pas avoir à m'occuper de ta dépouille.
― Trop d'honneur !
― Pense à Marie. Ou à ta grand-mère, au moins. »
Les bourreaux ont laissé leur otage seule, un moment, après un appel urgent.
Erzulie n'a jamais voulu penser qu'à ses proches. Elle n'aurait peut-être pas agi si elle s'était laissé aller à envisager leur deuil. Elle n'avait pas d'enfant : mais une grand-mère et une compagne, Marie, avec qui elle parlait des fois d'adoption. Et assise dans cette cave qui sentait affreusement la terre mouillée, elle n'a pas pu s'empêcher de creuser une place dans sa tête pour asseoir sa courte famille. Elle a dû la réduire au silence pour faire ce qu'elle pensait être le mieux pour le village de la mangue-juteuse, sa communauté.
Erzulie, affamée et endolorie, s'est mise à rêver. D'abord, le visage de sa grand-mère en apprenant son envie d'intégrer la Police.
« Tu es folle! Non ! non et non ! » Telle avait été la réaction de la grand-mère. Elle qui a perdu son unique fille lors d'un échange de tirs entre policiers et gangs. Elle a vécu, depuis ce jour-là, plus dans la peur de la mort qu'autre chose. Pas vraiment la sienne, mais celle de sa petite-fille qu'elle a toujours voulu surprotéger malgré son tempérament de feu.
La mère d'Erzulie n'était pas policière mais victime collatérale ; elle et son mari revenaient d'un mariage. C'est à contre cœur qu'ils ont emprunté le chemin du ciel, et Dieu sait qu'ils n'auraient pas voulu emmener leur petite qui venait alors de fêter ses huit ans. N'était-ce Marie, douce petite voisine aux élans de velours et aux yeux bleus, la fin de l'enfance de l'orpheline et son adolescence seraient bien monotones, entre l'église, l'école et la maison sur la colline où elle habitait avec sa grand-mère.
Bien que la grand-mère ait été rude en éducation, elle ne cautionnait pas la violence. Elle allait jusqu'à changer de chaîne lorsque passait un film d'action à la télé. Et si cela survenait en zappant, elle usait d'une vitesse vertigineuse qui ne manquait jamais de faire rire. Alors grand-mère et petite-fille se marraient comme dans un tableau peint de tendresse. Mais ce que la grande ignorait, c'est que la petite avait hâte de grandir et se battre pour éviter que d'autres mamans et d'autres papas s'en aillent retrouver les anges dans les mêmes conditions que les siens.
Erzulie, enfin, a pensé que sa grand-mère pourrait ne pas survivre à sa disparition.
« Comment a-t-elle pris la nouvelle ? »
« Marie lui a-t-elle tout expliqué ? »
« Marie l'a-t-elle emmenée loin, comme prévu ? »
Autant de questions qui montaient en elle, telles des rafales devant lesquelles elle demeurait impuissante. Elle avait nourri un plan durant des lunes entières. Elle y pensait depuis qu'elle avait surpris la conversation du commissaire avec Adrien, au sujet de nouvelles armes qui devaient arriver en toute illégalité. Et le plan, elle l'a gardé secret jusque la veille de l'incendie. Elle voulait agir seule. Mais Marie a beaucoup insisté.
« Je ne veux pas que tu sois mêlée à cela !
― Je le suis déjà ! »
Erzulie ne voulait pas s'embrouiller avec Marie. Pas ce soir-là. Elles étaient sur un toit, sous un ciel débordant d'étoiles. Ce que voulait Erzulie, c'était rester là, étendue à côté de Marie, la tête sur sa poitrine tambourineuse et continuer à frémir aux caresses de ses longs droits dans ses cheveux. Elle lui a alors expliqué, en gros.
« Demain, c'est carnaval. J'attendrai que tout le monde soit sur la grande place et j'irai mettre le feu dans les boites déchargées tout au long de la semaine. J'ai déjà les cocktails. L'essence aussi. Tout est prêt.
― C'est trop dangereux.
― C'est un risque à encourir.
― On dirait un film.
― Oui. C'est ainsi avec les gangs. Pense aux enfants. »
Erzulie était plongée dans ses souvenirs lorsqu'elle a reçu un coup d'eau froide à la figure. Un bruit à peine audible est parti de sa gorge pour arriver pas bien loin de son visage. C'était le son de son effroi. Et Adrien l'a entendu. Il en jubilait mais ne montrait rien. Il rabâchait les mêmes menaces. Il s'écoutait tellement parler qu'il n'a pas entendu la porte de sa cave s'ouvrir brusquement. Il a eu à peine le temps de voir tomber ses sbires un à un, lorsque lui aussi s'est retrouvé à geindre au sol, touché à l'épaule et à la jambe gauche.
« Qui que tu sois, a clamé Adrien, tu paieras cher pour cela. Je suis le maître ici.
― Maître ? Papa, c'est du passé, tout ça. Place à l'avenir. »
Canon braqué, Marie allait à la chasse aux armes qu'elle a recueillies dans le sceau qui avait porté l'eau avec laquelle on avait aspergé sa compagne. D'un couteau, elle lui a défait les nœuds et aidé à se relever.
« Marie ! gueulait Adrien, ma propre fille. C'est toi ! Sale petite ingrate !
― Tu vois bien qu'une arme n'empêche pas qu'on te tire dessus, papa. »
Adrien a continué de pester. Longtemps.
Erzulie a eu de la peine à se tenir.
Dans une cave, vestige en devenir d'un temps, tandis que quatre hommes souffraient atrocement, deux femmes marchaient lentement vers la sortie.
Et dehors, en pleine nuit, se faisaient entendre le chant des sirènes.